Cinq ans de bonheur, est-ce la limite au-delà de laquelle on crève de jouissance démocratique ? En 1998, le premier gouvernement démocratique du Maroc moderne (passée la courte expérience des lendemains de l’indépendance) s’installe. En 2003, un gouvernement technocratique mené par Jettou lui succède. Fin 2011, un gouvernement démocratique prend (une partie) des rênes du pays. Un peu plus de cinq ans plus tard, un gouvernement aux allures technocratiques lui succède. Y a-t-il là quelque chose comme une loi ? Ou du moins une espèce d’inertie qui empêche les gouvernements à la légitimité démocratique incontestée de durer plus d’un mandat ? Soulignons au passage, avant d’aller plus loin, qu’à la différence du gouvernement Jettou, le gouvernement El Othmani marque une inflexion plus technocratique mais reste dans les limites constitutionnellement fixées.
Les règles démocratiques sont sauves et le Maroc a sans doute confirmé une certaine avancée politique. Mais pourquoi briser l’essor du gouvernement Benkirane en empêchant un second mandat ? Certes, l’exemple d’Erdogan n’est pas loin, et l’idée de voir se succéder les mandats gagnants d’un Chef de gouvernement aux allures populistes et insensible à l’usure du pouvoir, inquiète. On sera donc dans une alternance qui ne dit pas son nom, entre gouvernement à souveraineté populaire et gouvernement à souveraineté dynastique, quelque chose qui rapprocherait le Maroc de l’Égypte des années 1930 : Le Caire oscillait alors entre gouvernement du Wafd, nationaliste et démocratique, et gouvernement pro-monarchique. Mais la comparaison trouve ses limites. Au Maroc, la légitimité dynastique est commune aux deux bords. Ceux qui succèdent en 2002 au gouvernement démocratique de Youssoufi, en 2017 à celui de Benkirane, ce sont des gouvernements qui s’affichent clairement comme technocratiques. L’opposition entre les deux est dépolitisée. Il s’agit plutôt d’opposer la confusion, les ratages, l’inefficience des premiers à la rigueur et à la réussite des seconds. Il s’agit d’instiller dans l’esprit public cette distinction : les gouvernements purement politiques sont coûteux et inefficaces ; et dans le monde concurrentiel où l’on se trouve, un gouvernement technocratique remporte les marchés et marque son empreinte dans la compétition internationale, là où un gouvernement démocratique dérive de positions idéologiques en postures romantiques. Voyez tel ou tel pays de la région… Cette distinction, imposée par beaucoup de médias, a été combattue par le discours du PJD. En soulignant le maâqoul attribué à ses politiques, le PJD a construit un contre-discours : face aux technocrates et aux responsables sans partis, soupçonnés d’accointances politiques et de connivence sociale avec les classes dominantes, il a construit un discours combinant efficacité et idéologie. Mais du maâqoul, on a surtout retenu l’aspect moral (“les nôtres ne volent pas”) et pas ou peu l’aspect rationnel (“les nôtres réussissent”).
Vingt ans après la première alternance, que retient-on de ces deux décennies d’expérimentation ? Que la croissance économique et les grands projets structurants du pays ne sont pas dus aux élus, “mais” que les gouvernements permettent un accompagnement de cette émergence marocaine. Tant que cette vision d’un gouvernement élu comme simple accompagnateur et caution morale de la grande politique se maintiendra, on ne peut pas dire que le Maroc soit une démocratie au sens plein du terme.