Omar Saghi - Géopolitique des écritures

Par Omar Saghi

En 2023, c’est-à-dire demain ou après-demain, la Turquie célébrera, solennellement, peut-on penser, le centenaire de la fondation de la République turque par Mustapha Kemal et l’abolition de l’Empire ottoman.

On peut d’ores et déjà imaginer les différentes inaugurations : ponts et nouvelles villes, tours et musées. Je propose aux lecteurs un jeu, une sorte de pari : parmi les projets qui seront lancés à l’occasion, et dans l’hypothèse où Erdogan ou un fidèle seront toujours aux commandes, ce qui est probable, le pouvoir annoncera une immense mesure, une révolution, ou pour être plus juste une contre-révolution : le retour à l’alphabet arabe dans l’écriture de la langue turque. Impossible ? Pas vraiment. L’avenir nous le dira de toute manière.

C’est une des transformations les plus décisives et les moins connues du siècle passé. Plusieurs aires de vieille culture ont procédé, à la faveur de mouvements révolutionnaires, à des transformations radicales de leur écriture, souvent millénaire. En Indonésie et en Malaisie, les langues locales, de haute culture ou vernaculaires, étaient retranscrites en lettres arabes, après avoir été retranscrites pendant des siècles en alphabets d’origine indienne. Dit jawi en Malaisie, pegon à Java, ces écritures étaient de l’arabe légèrement retouché pour le besoin propre aux langues mélanésiennes. Puis on passa, avec armes et bagages, à l’alphabet latin. En Chine, une des plus vieilles écritures au monde, par ailleurs d’une très grande complexité, fut “simplifiée” à l’occasion de la révolution communiste. Du jour au lendemain, des caractères complexes furent réduits à quelques traits, pour mieux les rapprocher des masses. Seul le gouvernement nationaliste replié à Taïwan maintient, jusqu’à aujourd’hui, la tradition des idéogrammes classiques. Quelques années plus tard, au Vietnam, vieille culture sinisée, où les idéogrammes chinois étaient utilisés comme écriture pour la langue vietnamienne, par ailleurs très différente du chinois, les indépendantistes imposèrent un alphabet latin légèrement transformé, le quoc ngur.

Le paradoxe de toute cette histoire mondiale, c’est que les indépendantistes anti-occidentaux furent les continuateurs de réformes déjà introduites par le colonisateur. Ce sont les Néerlandais, Anglais, Français qui les premiers essayèrent de changer les écritures locales, jugées “compliquées” par leur alphabet latin. Et ce sont donc les révolutionnaires les plus radicaux qui continuèrent et approfondirent cette aliénation.

Revenons à la Turquie. Le 1er novembre 1928, le turc est “romanisé”. Les lettrés turcs sont transformés en analphabètes par cette décision. C’est d’ailleurs l’un des deux objectifs de ces réformes des vieilles écritures : le premier, explicite, est de rapprocher l’écriture simplifiée des masses analphabètes ; le second, tacite, est de réduire les vieilles élites cultivées et “réactionnaires” en classes marginalisées. Du jour au lendemain, les mandarins chinois, les oulémas turcs, les lettrés vietnamiens, ont dû se mettre à l’abécédaire occidental.

Le retour aux écritures prélatines était-il réaliste ? Le fait est qu’on en parle en Chine continentale, aujourd’hui. Avec le néo-confucianisme qui tend à s’imposer comme idéologie officielle, les élites de Pékin, certaines d’entre elles, tendent à rêver tout haut. Alors pourquoi pas en Turquie aussi ? Après tout, il s’agit d’un retour mondial des vieux empires.

Rendez-vous est pris pour 2023, à Ankara. Pardon, à Istanbul.