C’est un soir de l’été 1999 que l’espoir renaît à Tanger. La princesse Lalla Fatima Zohra, fille de Moulay Abdelaziz, et figure emblématique et respectée de la ville du détroit, organise un dîner chez elle, sur les hauteurs de la Vieille montagne, en l’honneur du nouveau roi. La grande cousine de Mohammed VI trie ses invités sur le volet. Autour du jeune monarque, elle veut des notables tangérois capables de porter la voix de leur ville, trop longtemps délaissée par le Palais. La princesse espère aussi que Mohammed VI tombe sous le charme d’une Tangéroise, pour que le chergui emporte définitivement les faveurs du monarque. Mais au-delà de ce stratagème, qu’elle confiait dans un éclat de rire et sans grand sérieux à ses plus proches amies, Lalla Fatima Zohra accuse réception du message du jeune roi. En accordant sa première visite de souverain à Tanger, Mohammed VI fait un premier pas. Il n’est pas son père, et veut mettre un terme au désamour entre les Tangérois et la monarchie. Lors de ce fameux dîner, Mohammed VI se lève d’ailleurs de table pour fumer sa cigarette et ne pas incommoder ses convives. Un geste qui ne passe pas inaperçu. C’est sûr — relèvent les hôtes à sa table —, son attitude tranche avec celle de Hassan II. Au fur et à mesure que les mets sont engloutis, le jeune roi pose des questions, écoute, il veut savoir quelles sont les attentes. Puis il conclut le repas avec ces mots : “Je ne vous promets pas de réussir, mais je vous fais la promesse d’essayer.”
Presque 20 ans plus tard, Mohammed VI lance à Tanger une cité industrielle que beaucoup de médias internationaux qualifient d’un “des plus grands projets africains de la décennie”. Les chiffres annoncés pour cette future ville industrielle portée par le Chinois Haite sont vertigineux : 300 000 habitants, 100 000 emplois créés, 200 entreprises, 10 milliards de dollars sur 10 ans… Il y a 20 ans, aucun Tangérois n’aurait pu rêver d’une cité aussi pharaonique à ses portes. C’est que Mohammed VI a fait plus qu’honorer sa promesse formulée un soir d’été. Il a fait de Tanger l’éprouvette de son règne. Toute la ville s’est transformée au rythme de sa volonté. Le plus grand port du Maroc, c’est à Tanger qu’il l’a voulu. Mohammed VI y a placé des walis bosseurs et appliqués. Mohamed Hassad d’abord, puis Mohamed Yacoubi, dont l’efficacité de la méthode a été éprouvée lorsqu’il était gouverneur de la préfecture de Mdiq-Fnidek. “Cette région compte pour Sa Majesté”, confiait un dirigeant de l’Intérieur. De nouveaux axes routiers et ferroviaires, une nouvelle marina, de nouveaux plans d’urbanisme… les grands projets pleuvent sur la ville, qui en est transformée. On parle désormais de “Tan’zaz”, une ville branchée qui attire Rbatis et Casablancais, habitués dans les années 1990 à seulement la traverser.
Tanger aurait donc pu, grâce à ces projets, être plus agréable à vivre. Et si l’on peut désormais déguster une glace en se promenant sur le paseo maritimo sans subir l’odeur nauséabonde des égouts — ce terrible “boukhrarou” —, c’est Mohammed VI qu’il faut remercier. Seulement, le paradoxe à Tanger, c’est qu’il n’a en réalité jamais été aussi peu agréable d’y vivre qu’aujourd’hui. L’intolérance des riverains s’est accrue au point que certains quartiers de la ville sont plus pakistanais que marocains. L’espace public est interdit à ceux qui ne ressemblent pas à la majorité. Le conservatisme a laissé place à l’intégrisme. Il est fini le temps des bikinis sur la playa, c’est à coups de pierres qu’une femme en maillot peut être chassée du sable doré des Amiraux ou de Sidi Kankouch, ces sublimes plages de la rive méditerranéenne. Mohammed VI a voulu inscrire cette ville dans la modernité, en la dotant d’infrastructures, mais sa politique s’est concentrée sur le contenant. À qui a-t-elle bénéficié ? Au raz-de-marée PJD des dernières élections ? À ceux qui ont occupé la rue de Bani Makada un 20 février 2011 scandant “Allah Akbar”? Tanger est l’expression d’un échec terrible. Dont on doit tous porter la responsabilité : monarchie, partis et élites. Cette ville révèle les limites d’une vision qui prévaut pour tout le Maroc. La modernité ne se décrète pas à coups de pelle, mais elle doit être incarnée par les institutions et surtout être enseignée. Quand le comprendrons-nous ?