Ce soir c’est vendredi, tu as très envie de t’amuser. La semaine a été longue et pénible. Et tu n’as rien eu comme distraction pour te servir de coupure. Il n’y a eu ni vernissage, ni dégustation, ni même une vente privée pour que tu puisses t’évader en abusant de la carte bleue. Tu as donc passé la semaine à bosser et à te coucher tôt. Ça devrait te faire du bien, mais toi ça t’angoisse plus qu’autre chose ces moments où tu te retrouves seule face à toi même. Alors forcément, quand Zee t’a proposé d’aller boire un verre, tu n’as pas hésité une seule seconde. Tu es sortie du boulot un peu plus tôt, tu as filé chez le coiffeur pour une manucure et un coup de peigne. Tu es rentrée chez toi enfiler un chemisier en soie et mettre une jolie paire de stilletos. Être perchée sur des talons hauts et avoir les ongles qui brillent, il ne t’en faut pas plus pour avoir l’impression d’aller bien.
Alors te voilà dans cet endroit que tu connais bien, entourée de visages familiers, remuant la tête au son d’une musique insipide. Tu te demandes un peu ce que tu fous là. Tu perds ton temps, c’est la seule explication qui vaille. Tu aurais mieux fait de rester chez toi à regarder Grey’s Anatomy. Mais non, au lieu de ça, tu as choisi de sortir, de faire ce qu’on appelle la fête même si ça n’a rien de festif. Tu es avec Zee et ses cousines, et c’est un peu comme si tu avais Zee en réalité augmentée. C’est tout de même fou de constater à quel point le fait d’être en famille peut exacerber ce qu’on a de mieux ou de pire. Du coup, ce soir, c’est un peu comme si c’était Zee puissance dix. Elle parle plus. Elle boit plus. Elle berguegue plus. Et bien évidemment, cette assemblée exclusivement féminine ne parle que de mecs. Elles se disent ravies de passer une soirée entre copines, mais tu es prête à parier que n’importe laquelle laisserait tout tomber pour des bras virils. Tu en es sûre, tu ferais pareil. Tu recommandes un cocktail histoire de noyer un peu les complaintes des célibataires faussement joyeuses. Tu te penches pour prendre ton rouge à lèvres dans ton sac et, en relevant les yeux, tu Le vois. Il est là, Lui. Tu Le trouves sublime, forcément. Zee te dit qu’il est affreux. Il ne te regarde pas. Des garçons formidables sont prêts à t’offrir des roses, tu t’en fous. Le seul qui fait battre ton cœur ne te regarde pas. Tu te demandes si tu es un peu maso ou si c’est typiquement féminin de s’amouracher de la mauvaise personne. Ça y est, Il t’a vue ! Il te sourit. Il s’approche pour te saluer. Pour Lui c’est un geste banal et poli. Toi, tu as l’impression de jouer ta vie. Tu bégaies. Tu ne sais pas quoi Lui répondre. Tu dis des banalités, tes mains tremblent. Tu te sens conne. Tu dois avoir l’air très conne.
Comme quoi, il suffit d’un regard pour anéantir toute la confiance qu’on peut avoir en soi. Toi, c’est Lui qui te désarme. C’est face à Lui que tu te sens vulnérable. Alors tu continues à commander des cocktails. L’heure tourne et ta tête aussi. Tes yeux sont vides. Tes talons te font tanguer. Il est définitivement l’heure d’aller te coucher. Tu fais ta check-list de fin de soirée. Tu as tes deux téléphones, ton sac à main, il ne te manque pas d’argent, tes papiers d’identité n’ont pas disparu, tu as ton pashmina. Tu n’as rien perdu a priori. Et comme à chaque fois que tu te mets dans ces états, tu te demandes par quel miracle cela est possible. Bien sûr, ta dignité s’est pas mal étiolée dans les vapeurs éthyliques. Mais ce genre de réflexions et son lot de regrets et d’angoisse, ça sera pour demain. Aujourd’hui, tu vas juste essayer de t’endormir sans faire de cauchemars. Et c’est déjà suffisamment compliqué comme ça.