Omar Saghi - Le formalisme politique contre la démocratie

Par Omar Saghi

On confond très souvent démocratisation politique et démocratisation sociale. On les confond si bien que lorsque la première patine, on estime que la démocratie tout court subit un temps d’arrêt. Par exemple dans le monde arabe : les processus de démocratisation politique sont en arrêt, sauf en Tunisie, mais la démocratisation sociale, elle, continue, irréversible. La démocratisation politique, c’est l’accumulation de droits, de lois et de pratiques élargissant la participation formelle de la majorité. Des élections régulières, une justice indépendante, une chambre forte, etc. Ce processus est relativement simple à observer, à arrêter aussi, ou à accélérer. Ces coups d’arrêt et d’accélération, c’est ce qu’on appelle communément révolution, réaction, “avancée démocratique”.

La démocratisation sociale est moins tangible, mais beaucoup plus déterminante en réalité. C’est toute la mentalité nouvelle qui accompagne ou précède le plus souvent la démocratisation politique. La conscience de l’unité politique du pays, la fin des castes, et tout un ensemble de conceptions que Tocqueville appelait excellemment “l’égalité imaginaire” : celle-ci n’est pas l’égalité mesurable par les statisticiens et les politiques, mais l’idée que désormais les inégalités sont injustifiées. Pendant des siècles, une partie de la population, famélique et mal logée, accepte qu’une minorité parade dans une autre vie, caracolant à cheval, dé- ployant ses fastes dans ses châteaux. Et un jour, la modernité et son égalité imaginaire arrivent, et la moindre différence de salaire devient prétexte à embrasement politique. Pendant des siècles, la société vit tronçonnée en catégories étanches, et un jour, la modernité politique aidant, tous décident qu’ils ne font qu’un, et la comparaison fuse dans ce collectif, chacun demandant des comptes à chacun et à tous. Pourquoi ce long développement sur démocratisation politique et démocratisation sociale ? Parce que je crains qu’au Maroc, en ce moment, la distinction se soit perdue auprès des décideurs. Le blocage politique en cours est le fruit d’un malentendu. On estime que le rapport de force international n’est pas favorable à Benkirane. Qu’après tout on peut se jouer de la majorité relative obtenue par le PJD à coups de pressions et de contre-propositions. Que, formellement, n’ayant pas la majorité absolue… Que, formellement, n’étant qu’un tiers de la chambre élue… Que, formellement, d’autres combinaisons sont possibles… Cela fait cinq mois que le Maroc vit de ce brillant formalisme juridique.

Mais pour la majorité des électeurs, et l’écrasante majorité d’entre eux parmi les urbains, le bon droit des urnes a parlé. Et en la matière, les complications actuelles ne sont pas légitimes. C’est cela la démocratisation sociale. C’est la conscience naissante d’une majorité jusque-là silencieuse. On lui demandait de voter — démocratisation politique — puis de laisser faire les grands. Sauf que, désormais, cette majorité silencieuse — celle des travailleurs manuels et des femmes de ménage, celle des quartiers périphériques et des usagers des lignes de bus —, cette majorité illettrée et votante refuse de céder son vote. Cette majorité qui parlait à des moments pré- cis, tous les cinq ans — démocratisation politique — veut désormais continuer de parler — démocratisation sociale. On peut objecter au résultat des urnes, mais on ne peut plus le contourner. Pour la majorité des électeurs, il n’y a qu’un parti majoritaire, et qu’un Chef de gouvernement légitime.