Fatym Layachi - Murs porteurs

Par Fatym Layachi

Tu déjeunes avec ta famille. Ta mère est très excitée par le retour du printemps, elle a tellement hâte de réaménager sa terrasse. Elle a passé l’hiver à lire des magazines de déco. Ton père soupire et se demande combien vont encore lui coûter les dernières lubies de sa femme. Ta tante s’est mise au yoga, elle ne parle plus que de ça, elle en devient stressante. Et ton frère annonce qu’il a décidé de changer de carrière. Il arrête le consulting pour un moment. Il se lance dans l’immobilier. Lui aussi ! Tu te dis que ça doit être très tendance vu le nombre de gens autour de toi qui se lancent dans ce secteur. Tu ne sais pas trop ce qu’ils y font d’ailleurs, mais ils y sont. Courtier ? Promoteur ? Vendeur ? Tu n’en sais trop rien. Et ils ne précisent jamais, donc tu ne poses pas de questions.

Tu te contentes d’en déduire que l’immobilier est le secteur le plus tendance du pays. Partout autour de toi, des chantiers, des immeubles, des résidences de villas, des centres commerciaux et des mosquées semblent pousser à vive allure. Tu ne peux que te réjouir pour ton pays qui se jette dans la modernité. Mais tu te poses quand même quelques questions. Et vu la vitesse à laquelle les projets se construisent tu ne peux être que dubitative quant à la qualité des murs. Des murs souvent trop fins d’ailleurs. À ce propos, tu as vraiment du mal à comprendre pourquoi dans un vieil immeuble qui date des années 1940, tu n’as pas froid en hiver et pas chaud en été, alors que dans l’appart flambant neuf de Zee, estampillé très haut standing, tu entends son voisin qui pète. Tu ne veux pas céder au “c’était mieux avant”, mais force est de constater qu’“on faisait mieux avant”. On se cassait sûrement un peu plus la tête avant. On se souciait peut-être un peu plus des conditions de vie des futurs habitants. Aujourd’hui, on ne construit plus des lieux de vie. On empile des briques, on fait couler du béton. Les murs sont trop fins, les fenêtres mal isolées ? Et alors ? Tout le monde semble s’en foutre. Ça se vend. Ça s’achète. C’est le principal. Le fait que les gens y soient heureux, ou ne serait-ce qu’à l’aise, n’est pas du tout la priorité des vendeurs de mètres carrés. De toute façon, ici, on ne se soucie jamais vraiment de l’après. C’est maintenant qu’il faut que ça brille. Et tant pis si un jour ça s’effondre. Dans le plus beau pays du monde l’important c’est d’inaugurer pas de pérenniser. Alors, pour ça, il suffit de construire des murs et ce n’est pas très grave s’ils ne sont pas porteurs. Mais ce qu’il y a de mieux encore c’est d’ériger des mosquées, de faire briller un minaret. Et puis de n’absolument pas prêter attention à ce qui y sera dit.

Là aussi ce qui prime c’est la forme, uniquement la forme. Le fond attendra. C’est tellement plus simple de faire de beaux motifs en zellige, pourquoi se compliquer la vie à tenter d’en faire un lieu de tolérance et de savoir ? Toi, en voyant le nombre de bienfaiteurs qui construisent des mosquées, tu ne peux qu’être émue par la générosité de tes compatriotes. Mais tu n’arrives pas à t’empêcher de penser que ce serait vachement bien si, de temps en temps, les gens avaient la bonté de construire une école ou un dispensaire. Enfin bon, tu t’égares… Maintenant tu dois te contenter de féliciter ton frère pour son nouveau choix de vie. Et du coup, tu ne lui demanderas absolument pas ce qu’il pense de l’avenir de ce secteur. L’avenir ce n’est pas très tendance.