L’Occident serait-il ingrat par nature ? On ne peut s’empêcher de s’interroger, lorsqu’on se penche sur les relations qu’il entretient avec ses alliés proches.
Le cas turc est exemplaire. Ankara n’a pas vacillé depuis 1945 dans son alignement sur l’Occident en lutte contre les Soviétiques. Elle a été le fidèle collaborateur économique de l’Union européenne. Et pourtant, il a suffi de quelques choix politiques, de quelques velléités d’indépendance culturelle, pour que Bruxelles — qui agitait la promesse d’intégration comme un hochet — l’éconduise, la jetant dans les bras de l’autoritarisme interne et du rapprochement avec la Russie.
Cas plus ancien, et non moins emblématique, celui de l’Iran du Shah. Lui non plus jamais n’hésita lorsqu’il fallait choisir. Et pourtant, dès qu’un mauvais vent se leva, tout l’Occident d’une même voix, étudiants et intellectuels, politiques et médias, ne jura plus que par Khomeiny et sa révolution. Cet exercice se répète avec quelques variantes dans le cas russe. Eltsine puis Poutine première version tentèrent le rapprochement sincère. On leur demanda de prendre un ticket et de patienter, dans la file d’attente où pointaient Bucarest, Bratislava et Tallinn. On comprend que Moscou prit ombrage.
Bref, passé le périphérique proche, l’Occident semble particulièrement porté à trahir ses amis lorsqu’ils sont dans un mauvais pas ou à leur chercher des poux lorsqu’ils tentent quelques manœuvres autonomes (les cas turc ou russe dans les années 1990 et 2000).
À petite échelle, la manière dont le Maroc est perçu par Bruxelles ou Paris, lorsqu’il s’agit pour Rabat de défendre sa souveraineté ou ses intérêts économiques, répète ces motifs. Rien, ni dans son histoire ni dans ses intérêts, ne destinait Rabat à aller chercher des amitiés à Moscou ou Pékin, si ce n’est cette étrange appétence occidentale à maltraiter l’allié proche lorsqu’il a besoin d’aide. D’ailleurs, cette versatilité occidentale semble désormais atteindre jusqu’à sa très proche banlieue, aux portes de son “périphérique intérieur”. La Hongrie d’Orban se rapproche de Poutine. Même la Pologne lorgne désormais l’est. Quand on connaît les rapports des Hongrois et des Polonais aux Russes depuis deux siècles, on ne peut que mesurer l’ampleur du retournement.
À quoi tient donc cette étrange conception de l’amitié internationale chez l’Occident ? Probablement à sa vision de la diplomatie comme processus de civilisation. L’Union européenne, la France ou la Suède ne sont pas les alliés de la Turquie, du Maroc, de la Côte d’Ivoire ou de la Pologne, en toute égalité. Ça, c’est la surface des textes. En réalité, elles sont leurs éducatrices. L’Occident cherche à civiliser le barbare à ses portes. Gentiment, par coopération et aides financières, ou, s’il le faut, à coups de cravache et de rappels à l’ordre. Voilà ce que la Turquie, pendant cinquante ans, a refusé de comprendre. Voilà ce que les Ivoiriens découvrirent il y a une décennie. Voilà ce que l’Europe de l’Est commence à saisir et que le Maroc entrevoit depuis quelques années. Au moindre signe d’autonomie, l’Europe des lumières rappellera à ses alliés qu’ils sont encore des bougnoules autoritaires et obscurantistes ou des péquenots slaves racistes et mal dégrossis.
L’Europe ne cesse, sur ses franges, de perdre ses plus anciens alliés. Les peuples penchent de plus en plus vers les mirages autoritaires par dépit, et l’Europe aveugle continue de se rêver le procureur universel d’un monde qui l’ignore de plus en plus.