Lors des idéalistes années 1990, Bruxelles fut le phare d’un monde enfin arrivé à maturité post-historique. Des périphéries de l’Europe, on attendait le rattrapage : de la Russie, la croissance ; de la Chine, la démocratie ; du Moyen-Orient, un peu de tout cela et plus encore. Bref, Bruxelles frayait la voie d’un monde réconcilié. Deux décennies plus tard, la situation s’inverse. Cette fois-ci, les périphéries sont (re)devenues autocentrées, leur émergence économique se confirme, leur démocratisation prend des chemins paradoxaux, et le regard qu’elles portent sur l’Europe a radicalement changé. Pour Moscou, Ankara, mais aussi Budapest ou Varsovie, Bruxelles n’est plus un phare, mais un repoussoir. Le modèle européen ne s’exporte plus aussi bien. Les différentes boutures implantées à son image n’ont vraiment pris que dans deux aires géographiques particulières : l’Afrique subsaharienne et l’Amérique Latine. Dans la première, la Cedeao surtout est une réussite. Dans la seconde, le Mercosur traverse vaillamment la crise actuelle.
Pourquoi cette réussite de la greffe institutionnelle européenne en Afrique subsaharienne et en Amérique Latine, et son échec ailleurs, au Maghreb, au Moyen-Orient, en Asie ? Pour une raison simple et brutale à la fois. Le projet européen tient à un sacrifice librement consenti : celui des identités historiques. Pour que l’Union européenne convainque la France et l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, l’Autriche et la Suède de renoncer à leurs aires d’influence régionales, à leurs fiertés historiques, à leurs particularismes, il a fallu la catastrophe de la Seconde guerre mondiale et la culpabilité qui s’en est suivie. Ce fut le prix, lourd, à payer pour la réussite inespérée de cette union pacifique au cœur d’un des continents les plus violents de l’histoire. En Afrique subsaharienne, en Amérique Latine, les mémoires étatiques ne sont pas assez anciennes pour empêcher la construction d’une unité future. Par contre, dans la périphérie immédiate de l’Europe, les mémoires sont vieilles et la culpabilité post-1945 absente : elle n’existe ni en Pologne ni en Hongrie. Et ne parlons pas de la Russie ou de la Chine, de l’Égypte ou de la Turquie. Pour ces pays, l’histoire continue et (presque) rien n’est pardonné. L’unité, ils la veulent, mais à leur manière, ancien style : l’unité européenne à laquelle, consciemment ou inconsciemment ils se réfèrent, n’est pas celle de Robert Schuman, mais de Napoléon Bonaparte.
Et le Maroc dans tout ça ? Il ne correspond à aucune des deux “méthodes ”. Le bonapartisme violent le répugne, et l’émergence de la Turquie comme de la Russie ne correspond pas à son style historique. Quant à la démocratie post-identitaire européenne, le Maroc continue à lui emprunter beaucoup — reconnaissance du multilinguisme intérieur, ouverture migratoire, libéralisation culturelle. Mais par les temps qui courent, un pays aussi empreint d’histoire ne peut faire le deuil de son identité. C’est vers l’Angleterre que le Maroc doit regarder. Par gros temps historique, Londres a lâché les amarres. L’Angleterre redevient un bateau qui accoste ici ou là selon sa convenance. Le Brexit n’est après tout qu’une réédition du refus de l’Europe de Bonaparte. Le Maroc doit réfléchir à ses “Maroxit” passés pour mieux appréhender le Maroxit futur qui nous attend : il a refusé les empires abbasside et ottoman, il a résisté aux autoritarismes unitaires du XXe siècle, il doit refuser le vertige que lui tend le mirage arabo-maghrébin.