Édito - Dissoudre le peuple

Par Aicha Akalay

À quoi servent les Marocains? Cette question triviale, il faudrait un jour que ceux qui nous dirigent réellement y répondent. Les 34 millions d’âmes qu’on appelle le peuple sont perçues par certains comme une masse indistincte, ignorante, dévote et dangereuse car elle menace le haut de l’échelle, ceux qui savent et surtout ceux qui possèdent. Ces derniers doivent donc, selon cette logique, décider pour les premiers. Puis il y a ceux qui flattent ce peuple, avec un agenda précis aussi. La description de l’écrivain turc Orhan Pamuk résonne chez nous : “Le plus grand talent de Sa Sainteté Cheikh Efendi est de faire sentir au misérable qui est en face de lui qu’il est beaucoup plus noble qu’il ne l’est. […] De la sorte, à la fin, tu crois en premier lieu au cheikh, et en second lieu tu crois à l’islam en quoi il t’a fait croire.* Sur la scène politique marocaine, se joue aujourd’hui une bataille entre ces deux conceptions du peuple. Et ce n’est jamais pourtant le peuple qui sort vainqueur de cette guerre.

Le meilleur atout politique du royaume aujourd’hui reste sa Constitution. Ceux qui se vantent d’en respecter la lettre mais ignorent son esprit mettent à mal le consensus fragile qui existe entre les forces qui s’opposent au Maroc. Ils renforcent la marge, l’extrême, ceux qui ne cessent de répéter que cette Constitution demeure une farce. Certes, le texte suprême ne cite qu’une seule fois le “peuple marocain” — dans son préambule, et encore, pour souligner son “attachement” — mais l’article 47 fait de lui la source du pouvoir exécutif puisque le Chef de gouvernement est directement issu des résultats des élections législatives. Les Marocains ont majoritairement plébiscité ce texte, et malgré le score stalinien du référendum, on peut affirmer sans trop s’avancer qu’il est un ciment de notre société, car légitime et accepté. Forts de cet atout, politiques et hommes du Palais auraient dû s’entendre et parvenir à un gouvernement, que les Marocains attendent depuis plus de cent jours.

Les Marocains ne peuvent pas être bons qu’à payer des impôts. Ils n’ont déjà pas droit à une éducation publique de qualité ni à un système de santé universel. Ils n’ont que rarement le droit d’être consultés, voire tout simplement informés des grandes orientations que prend leur pays, comme c’est actuellement le cas pour l’adhésion à l’Union africaine. Le peuple n’a pas le droit à la contradiction dans les médias, qui sont pourtant payés par ses impôts. Il paraît donc légitime que ces Marocains refusent de n’être que des vaches à traire. Ceux qui, parmi le peuple, ont participé au dernier exercice démocratique l’ont fait en croyant renforcer les institutions. Ils ont voté globalement pour le parti de leur choix, mais ont toutes les raisons de se sentir floués. Le Maroc mérite mieux que le spectacle politique affligeant de ces derniers mois. Et si l’on considère qu’il vote mal, comme l’écrivait Bertolt Brecht, “ne serait-il pas plus simple de dissoudre le peuple et d’en élire un autre 

*Neige, Orhan Pamuk, éd. Gallimard.