Omar Saghi - La culture de la hmiza

Par Omar Saghi

L’hmiza, qui n’en a pas rêvé, au moins une fois dans son existence ? Le coup d’une vie, l’affaire du siècle. L’hamza, c’est la culture de l’occasion et de l’aléa adaptée à l’économie de marché. Et donc la destruction du principe même de création de richesses par la volonté de ruser avec les notions de travail, de production, de ponctualité et de long terme. La culture populaire regorge d’anecdotes sur des réussites immédiates, des renversements décisifs qui se sont produits à l’occasion d’une seule manipulation. Qu’elles soient vraies ou fausses, ces histoires en disent long sur la manière dont les Marocains, et plus généralement les peuples méditerranéens, envisagent la production de richesses. Cette manière de procéder n’est pourtant pas ancienne. Dans son remarquable travail sur le souk de Sefrou, Ernst Gellner avait bien montré que si les prix changeaient d’une manière très élastique au Maroc, c’est parce qu’ils variaient suivant la relation que le vendeur entretenait avec l’acheteur.

Ami, voisin, parent, total inconnu, le prix se faisait, littéralement, à la tête du client. D’où les marchandages infinis : ce n’étaient pas des négociations économiques, mais plutôt des procédés de reconnaissance sociale. Le commerçant et le client, à travers le marchandage, se cherchaient des connaissances communes, des souvenirs, des rapports, peut-être même un lien de parenté, qui transformaient complètement le prix. Ce monde de connivence économique n’est possible que dans un cadre démographique très étroit : campagne, villages, petites villes. Avec l’explosion démographique et la révolution urbaine, cette culture du marchandage est devenue une fausse économie de marché. Car l’économie de marché n’est pas une dimension rajoutée à un ensemble culturel, elle est, au contraire, le concept de base autour duquel fonctionne la société libérale. L’économie de marché suppose la capacité à se projeter dans l’avenir et à reporter des satisfactions immédiates pour un gain futur assuré par la confiance contractuelle. Une confiance qui doit être accordée au premier venant, non parce qu’il est ami d’untel, cousin d’un autre, voisin de quartier ou compère de village, mais parce qu’il est membre de plein droit de la même société civile. Cette confiance citoyenne est la pierre angulaire des sociétés libérales : travailler épargner, investir, cette trilogie n’est possible que si le contrat est respecté.

Les effets néfastes des économies dirigées sur l’ensemble du corps social sont désormais connus. Les résultats se sont manifestés, en ex-URSS comme dans les républiques autoritaires arabes, dans la Chine d’avant Deng Xiaoping comme à Cuba. Par contre, les effets de la “culture de l’hamza” sont encore dilués dans des considérations plus larges et plus floues sur la paresse ou la malhonnêteté des uns ou des autres. Or la léthargie des économies libérales dans les pays du Sud, et au Maroc en particulier, n’est pas due à ces supposées nonchalance ou canaillerie nationales. Elle est au contraire le résultat logique d’une conception d’ensemble de la vie collective à l’heure des grands ensembles démographiques. Dans un monde où la parole donnée n’est pas sûre, et où le contrat écrit n’est pas protégé par un appareil de justice efficace, il est rationnel de chercher le gain immédiat. La culture de l’hamza ne disparaîtra que lorsqu’on retrouvera la confiance traditionnelle, mais élargie au cadre national, et fondée désormais non pas sur la parentèle, mais sur le droit écrit.