Le Maroc est toujours sans gouvernement. Mais tout le monde ne le regrette pas. La presse peut bien s’émouvoir du blocage, de l’échec de Abdelilah Benkirane à constituer une majorité, ou de l’acharnement du Palais à dicter sa volonté au même Benkirane, qui paraît peu enclin à jouer le rôle de simple figurant. C’est selon la lecture et les convictions politiques de chacun. Mais un noyau dur continue de prétendre que le Maroc peut bien se passer de gouvernement car, comme l’écrit le banquier Othman Benjelloun dans une lettre relayée par l’agence officielle MAP fin décembre, “le Maroc dispose d’un atout considérable que sont ses institutions constitutionnelles et à leur tête, notre Souverain”. Puisque le roi est tout, nul besoin d’autre pouvoir, disent-ils. Et les voix de ces défenseurs d’un nouvel absolutisme portent tellement aujourd’hui qu’elles alimentent l’intransigeance de la monarchie et renforcent son poids dans l’échiquier politique. Abdelilah Benkirane peut s’agiter encore, faire des crises d’ego, répéter à l’envi que “c’est ça où rien”, il perdra face à plus fort que lui.
Le zaïm islamiste, malgré sa légitimité populaire indéniable — qui semble irriter beaucoup d’ailleurs —, n’a pas réussi à inverser le rapport de force. Heureusement, diront certains. Ce pays est dirigé par d’autres personnes que celles qui sont désignées par les urnes. C’est le cœur de la question, ou une autre manière d’exprimer ce que dit Othman Benjelloun. Autrement dit, le Maroc n’est pas en pilote automatique : il a un seul chef, Mohammed VI, qui décide et fait exécuter par d’autres. Si le premier a une légitimité à décider, les derniers n’en ont aucune. Leur mission est d’aider le roi, tout au mieux d’assurer des “fonctions support”. Mais, en aucun cas, ils n’ont vocation à gouverner ce pays. Ni à influencer la formation de son gouvernement. Pourquoi le feraient-ils? Ils seraient plus compétents techniquement que nos hommes politiques, nous dit-on. Ils sauraient mieux que les populistes qui peuplent nos partis ce qui est bien pour les Marocains. Mais dans ce cas, quelles seraient les garanties pour les citoyens que leur volonté soit entendue ? Aucune.
Car ces technocrates ne sont jamais responsables vis-à-vis du peuple, et quand ils commettent des erreurs, ce n’est pas par voie de communiqué que nous autres l’apprenons. Le linge sale se lave en famille. Ce qui dérange finalement, c’est moins le poids de ces technocrates — qui, on veut bien le croire, sont brillants — que l’opacité qui entoure leur fonction. Ainsi que le choix de modèle pour le Maroc. Que pense Mohammed VI finalement ? Qu’un pays en voie de développement comme le Maroc, avec ses fragilités et ses retards, doit être dirigé par des hommes compétents qu’il aura choisis, lui, la seule constante de notre paysage politique ? Ou que la Constitution de 2011, qui renforce les prérogatives du Chef de gouvernement, doit l’emporter même si celui qui occupe la fonction personnifie une idéologie que la monarchie rejette — et nous aussi ? Ce qui se passe aujourd’hui n’apporte aucun éclairage pour répondre à ces questions. Le Maroc suit un modèle confus, avec une constitution invoquée pour rendre responsables les politiques de certains retards, et des tractations dans l’ombre pour bloquer l’hégémonie des islamistes. Un modèle bancal car non tranché et non assumé.