Que le chef du plus vieux parti politique marocain fasse une déclaration qui met à mal la diplomatie marocaine, ce n’est après tout qu’une preuve de la médiocrité du personnel politique. Mais le sujet lui-même, le rapport du Maroc à la Mauritanie, et les réactions gênées des autres formations dénotent une profonde méconnaissance de la vocation du Maroc dans son environnement.
Plus d’un demi-siècle après les indépendances, les deux pays sont souverains et assurés dans leurs identités étatiques. Remettre en cause cette donnée, c’est perturber inutilement l’équilibre régional, par électoralisme stupide. Mais le Maroc et la Mauritanie ont en effet quelque chose de spécial qui les relie, et il arrive qu’un politicien bavard, dans sa profonde ignorance, touche du doigt cette vérité.
Nouakchott et Rabat partagent un bien commun, rare par les temps qui courent : un patrimoine historique et identitaire encore vivant dans les consciences. L’erreur de Chabat, continuant d’ailleurs celle de Allal El Fassi après les indépendances, c’est de vouloir convertir cette conscience culturelle et historique partagée en structures administratives. Plutôt que de penser un pays comme la “province” d’un autre, il faudrait élargir l’horizon et voir les deux nations comme partenaires d’un ensemble plus large. Cet ensemble qui transcende les frontières et les cadres de pensée bornés des élus, c’est l’empire chérifien comme projet civilisationnel.
L’islam malékite, l’Atlantique, le lien entre l’Andalousie et le Sahel, voilà les piliers qui ont fait l’empire almoravide, parti des rives du fleuve Sénégal. Mille ans plus tard, quelque chose se passe dans la région. La littoralisation accélérée des économies et des démographies font désormais de l’Afrique de l’Ouest, du golfe de Guinée au détroit de Gibraltar, une même unité. Et plus que jamais, la politique doit accompagner cet essor. Mais pas avec les déclarations anachroniques de nos Mussolini à moustache.
La puissance la plus durable, la plus prégnante d’un pays, c’est son potentiel culturel, sa capacité à aimanter son environnement régional par la force de son patrimoine, de sa création, de ses élites. Antonio Gramsci disait de l’Italie qu’elle était l’éducatrice de l’Europe. Cette Italie divisée politiquement, fragile militairement, avait été l’éclaireur du continent à travers la Renaissance. Son message ne fut pas écouté, et Mussolini eut une tout autre conception de ce qui fait la puissance d’un pays.
Le Maroc est aujourd’hui à un carrefour. Son émergence économique et diplomatique interroge. Aux pays voisins, elle semble lourde de plusieurs menaces, et on peut comprendre la réaction outrée des Mauritaniens. Aux Marocains mêmes, à leur classe politique surtout, elle peut paraître l’occasion de vantardises mal placées. Aussi, une juste compréhension de l’histoire est plus que jamais nécessaire.
Le Maroc est un jeune État et un vieil empire. En tant qu’État, il doit vivre à égalité avec ses partenaires. En tant qu’empire, il doit inventer une nouvelle manière de vivre l’imperium, un imperium culturel, patrimonial, religieux.
L’erreur de Chabat, et de beaucoup d’autres — mais Chabat est bavard, c’est son intérêt, il dit tout haut les bêtises des autres —, c’est de confondre l’instance étatique et l’instance impériale. L’État marocain commence à Tanger et finit à Lagouira. Quant à l’empire, il va là où le mène la volonté des populations désireuses de repartager un même patrimoine incarné par la monarchie.