Assad a donc gagné. Le “Printemps arabe”, si bien commencé, s’était perdu dans les contradictions socioculturelles de la région. On savait, à la minute près, dater son début. Mais pas quand fermer la séquence. Aujourd’hui, on peut dire que la chute d’Alep clôt le chapitre.
Mais lequel exactement ? Qu’avaient demandé les insurgés tunisiens, syriens, égyptiens, au début de 2011 ? La démocratie, la justice sociale, le respect de la dignité humaine ? Ces différentes réclamations convergeaient vers une même aspiration institutionnelle : plus d’État et moins de régime.
Appelons “État” cette entité qui noue en elle plusieurs registres. La légitimité, la continuité, l’indifférence aux liens familiaux… Depuis le début des années 1970, l’État dans le Moyen-Orient n’a cessé de céder du terrain. À la société, lorsqu’il a été imprégné de clanisme et de familialisme. À la culture, lorsque sa légitimité séculariste a été mélangée puis corrompue par les valeurs religieuses et tribales. À la prévarication, lorsque l’économie politique est devenue une économie de prédation pure.
Cet État arabe ruiné par les siens, vaincu par son inconscient social, a cédé la place à de purs régimes. Le régime, c’est la politique réduite à la technique, c’est la stratégie devenue ruse de court terme. Tout État a besoin d’un régime, c’est-à-dire d’une technique politique, mais un régime désentravé de l’État, libéré, devient un gang.
On en était là en 2011, dans la plupart des pays arabes. Les États nationalistes, tels qu’ils avaient émergé dans les années 1950, avaient dégénéré en régimes sans État. Ce que Michel Seurat appela à juste titre “l’État de barbarie”, à propos de la Syrie d’Assad, est le synonyme du régime quand il n’y a plus d’État pour exercer sa censure institutionnelle.
Loin d’avoir contribué à reconstruire un État par-dessus le régime, le soulèvement syrien a abouti, malheureusement, à détruire les derniers vestiges d’État en laissant à nu le régime comme pure machine de guerre vampirisant le pays.
Alors que l’État syrien avait construit sa légitimité sur l’indépendance nationale la plus sourcilleuse, le régime qui lui succède désormais livre la nation à des puissances extérieures qui ne cachent plus leur volonté hégémonique.
Très vite, dans les prochains mois et années, on saura à quoi ressemble, au niveau international, un régime sans État, agrippé à des lambeaux de territoires surexploités et à des fragments de population ballotés d’exils en asiles et retours. Quelle reconnaissance aura un tel régime, à quel type de coopération doit-il s’attendre, avec quels partenaires – ONG, institutions internationales, États souverains – va-t-il collaborer ?
Après les accords de Dayton, en 1996, le régime de Milosevic, en Serbie, avait donné à voir le visage d’un pays condamné par son environnement régional, viable mais condamné à terme. Aujourd’hui, la situation internationale est différente, et la Russie n’a pas l’intention de lâcher ses alliances. L’Ossétie, l’Abkhazie, l’Ukraine orientale, la Transnistrie moldave, ces différents territoires sans État mais avec régime donnent une idée de ce que seront les futurs alliés orientaux de Moscou. Une Syrie réduite à la bande côtière et aux grandes villes centrales, surexploitée par le clan d’Assad, une espèce de grosse Tchétchénie méditerranéenne, est-ce là le sort qui attend désormais les régimes sans État du monde arabe ?