“Au Maroc, gouverner c’est pleuvoir”. On prête souvent, à tort, cette formule au maréchal Lyautey, et dont la paternité revient plutôt à son successeur, Théodore Steeg. Mais si on peut se permettre, un siècle plus tard, de sonder l’esprit du vieux maréchal, il aurait certainement écrit : “Au Maroc, gouverner c’est savoir”. Le Protectorat était une expérience coloniale, portée par les armes et la violence, animée par des intérêts économiques et politiques, mais servie par une immense connaissance scientifique du pays, qui a permis son occupation et la confiscation de sa souveraineté. Pour les autorités coloniales, il fallait déchiffrer, analyser et explorer chaque parcelle du territoire marocain et la moindre composante de sa culture et sa civilisation. Depuis La reconnaissance du Maroc, récit de voyage écrit par le missionnaire et officier Charles de Foucauld, en 1883, les autorités coloniales françaises ont produit une somme impressionnante de documents sociologiques sur le Maroc. Tout y passait. De la composition des tribus au fonctionnement du Makhzen, des proverbes populaires aux secrets de fabrication des bijoux, et de l’étude des confréries religieuses à l’analyse des corporations d’artisans… rien n’échappait à ce désir effréné de compréhension et de savoir.
Le maréchal Lyautey a promu la connaissance du Maroc au rang de politique et de mission d’État. Les fonctionnaires du Protectorat produisaient un nombre incalculable de notices et d’études sociologiques sur les villes et les villages où ils sont installés. Il n’est pas anodin que de grands spécialistes du Maroc, comme Jacques Berque ou Robert Montagne, soient issus des rangs de l’administration coloniale française. L’influence des livres écrits et études réalisées pendant cette période est restée intacte jusqu’à nos jours. Dans nos débats actuels, on utilise encore des mots et des concepts forgés et élaborés par des auteurs coloniaux (Makhzen, Blad Siba, Islam populaire…). Cette connaissance n’était pas neutre, ni désintéressée. Elle était mise à la disposition d’une volonté de domination et de pouvoir. L’État sous Hassan II a continué à s’en inspirer pour asseoir son autorité et pour mieux comprendre les tendances qui traversent le pays.
Aujourd’hui, le Maroc a changé, sa société connaît des transformations graduelles et durables, mais on ne dispose pas de moyens scientifiques pour comprendre où l’on va et comment s’y prendre. À part quelques îlots de recherche et d’études sur le Maroc, il n’existe pas une solide volonté de faire de “la connaissance du Maroc” une véritable politique d’État. On navigue à vue et sans tableau de bord. Sous nos pieds, des mutations s’opèrent sans aucune tentative d’envergure pour saisir leur sens et leur portée. Ainsi, par exemple, lors des derniers scrutins, des changements majeurs ont eu lieu dans les comportements des électeurs et leurs rapports au vote, mais sans la moindre trace d’un travail de recherche ambitieux pour comprendre ce qu’il s’est passé. Les universités et les centres de recherche, mal dotés et marginalisés, sont incapables dans leur état actuel de faire ce type de travail. Sans cette connaissance, on risque de passer à côté des grandes mutations de la société marocaine, ou de les prendre de plein fouet.