Le processus électoral est à l’image de la bataille militaire. Confrontation métaphorique, elle n’en est pas moins décisive : de la bataille émergent un vainqueur et un vaincu. C’est même précisément dans ce but que toute l’ingénierie électorale est organisée (découpage territorial, campagne électorale, arithmétique du vote). Le Maroc a voté il y a deux mois. Depuis — et bien que les résultats soient incontestables et la Constitution, à ce propos, cristalline —, le pays patine dans une espèce de pré-crise politique. D’abord les déclarations des uns et des autres, qui jettent le trouble dans une eau jusque-là claire. Ensuite, les plans de rechange qui émergent de cette brume. Et si… un autre Chef de gouvernement, une autre coalition, un autre parti… Et si, de nouvelles élections, un report, une dissolution… Loin d’être une crise de croissance, fortifiant les immunités d’une jeune démocratie, le patinage actuel exprime au contraire les résistances de l’ancienne culture politique.
En 1964, dans Le Coup d’État permanent, François Mitterrand fustigeait le nouveau régime installé par le général de Gaulle comme la perpétuation d’une situation d’exception en mode de gouvernement. A l’épreuve du temps, la Cinquième République s’est révélée être au contraire une machine qui s’ajuste brutalement, mais d’une manière définitive, tous les sept ou cinq ans. L’exact contraire des négociations permanentes que semblait regretter Mitterrand.
Au Maroc, tout, culture, personnel politique, coutumes sociales, nous tire vers un système de type IVe République décadente. Les coups fourrés, les fausses promesses, les accords qui ne tiennent jamais et les déclarations de principe qui se renouvellent constituent le milieu parfait pour une caste politique dont l’idéal se situe quelque part entre le marchand de tapis et le joueur de poker.
La culture de négociation du Maroc, identique à celle de son environnement arabo-musulman, répugne aux solutions définitives. Il n’y a pas de contrat, de parole donnée, d’accord, qui ne puisse être tourné.
Ceux qui pensent que l’enjeu actuel est idéologique se trompent. Le PJD a gagné, honnêtement, des élections honnêtement organisées. Le mandat précédent a prouvé combien étroite est sa marge de manœuvre, et combien l’idéologie est en définitive malmenée par les enjeux socioéconomiques. Les urnes débouchent sur une chambre, et la chambre sur un gouvernement. Ces trois instances doivent, en démocratie vraie, se superposer, d’une manière ou d’une autre. Les urnes ont été, malgré tous les coups bas, éloquentes. La chambre qui s’en est suivie est claire. Un parti est sorti largement majoritaire. Désormais, le gouvernement futur doit couronner cette pyramide à trois étages, avec la même cohérence. Le reste, idéologie, valeurs, principes, islamisme et anti-islamisme, est affaire de campagne électorale, et celle-ci, justement, est terminée.
Ce qui se joue en ce moment de crise post-électorale, c’est la capacité du Maroc a intégrer dans sa culture politique l’idée de la bataille décisive et de l’acceptation des résultats. Nos “zomedelettre” qui nous expliquent, deux mois après les élections, que les Marocains, ignorants, votent mal, prouvent combien eux-mêmes sont-ils ignorants des vrais défis de la démocratie, et combien peu démocratiques sont-ils.
Un temps pour la guerre (la campagne électorale) et un autre pour la paix (le mandat gouvernemental), est-ce trop demander que d’espérer voir cette culture s’implanter chez nous ?