Dès son retour, il a tenu à rédiger cette lettre à l’attention de Abdelkrim Hadrioui, footballeur marocain des années 1990 de son état. Voici sans plus attendre la lettre, reproduite ci-après sans retouches. Je vous préviens, elle dégage une charge de nostalgie assez pénible. Mais on n’y peut rien, c’est ce que le bon Dieu a donné.
Cher Monsieur Hadrioui,
J’espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé, plein d’énergie et aussi de patience pour supporter les klaxons et tout ce qui nous énerve ici.
Je me souviens de vous comme d’un vaillant arrière gauche, qui faisait des petits pas sur place, les bras le long du corps, avant d’ajuster des centres précis et puissants qui terrorisaient les défenses adverses. Je me rappelle très bien de deux de ces centres, respectivement déposés sur les crânes de Laghrissi et Raghib, qui nous ont propulsés en Coupe du Monde 1994 et 1998. Malgré ces exploits, vous n’avez jamais bénéficié du statut de star. Vous étiez un simple footballeur de l’équipe nationale, mobilisable en toute occasion, rarement blessé, labourant avec abnégation son couloir gauche sans état d’âme visible. Vos émoluments, à l’époque, n’avaient rien d’astronomique, et personne n’a jamais songé à vous solliciter pour vanter les mérites d’une boisson gazeuse ou d’un réseau de téléphonie mobile qui, d’ailleurs, n’existait même pas. Pour assister à vos matchs, il fallait se pointer au stade plusieurs heures à l’avance, et poireauter au soleil en tentant de conserver sa dignité. Sans smartphone, sans journaux (ils étaient confisqués à l’entrée par crainte du feu), nous étions contraints au dialogue avec nos voisins de tribune, au point de tout savoir de leur vie privée au moment du coup d’envoi. Oui, on s’entassait, on attendait en grignotant nerveusement des zeri3a, et on finissait par former une sorte de puzzle humain : un type qui allume une cigarette trois rangées plus bas vous contraint aussitôt à changer de position par ricochet. Mais on vibrait aussi.
Si je tiens à vous présenter mes excuses aujourd’hui, c’est parce qu’il me semble bien que j’ai dû vous insulter à deux ou trois reprises. C’est, hélas, le prix à payer lorsqu’on joue latéral, à portée de voix des tribunes populaires. Je l’ai fait sous le coup de l’émotion parce que vous aviez dû louper un tacle ou un contrôle. J’ai des circonstances atténuantes, puisque j’ai fait subir le même sort à des joueurs encore plus illustres, les Bassir, Naybet, Camacho… Aucun d’entre eux ne m’a jamais tenu rigueur de ces emportements passagers, et à chaque fois que je croise un joueur de cette époque, je lui fais des bisous et il les accepte de bon cœur. Avec le recul, je me rends compte de l’horrible injustice dont je me suis rendu coupable. Car vous ne méritiez pas ces quolibets, même si j’aime penser qu’ils vous ont permis de rester mobilisés, aux aguets. J’étais un peu dasser, je le confesse : je n’avais pas la moindre conscience de ce qui allait suivre, hélas !
Aujourd’hui, nous jouons à Marrakech, dans un stade aussi chaleureux qu’une mou9ata3a par un après-midi d’hiver. Le public n’insulte jamais, c’est formidable, mais il n’encourage pas vraiment non plus. Il faut dire qu’il ne se sent pas très concerné par cette équipe dont il a le plus grand mal à identifier les joueurs. Une sorte de terrible résignation s’est abattue sur nos têtes, et la passion s’est évaporée. C’est affreux. Parfois, ces joueurs critiquent le public, qui leur a pourtant témoigné une infinie patience. Ils nous trouvent mous, et ils ont peut-être raison. Ils le sont pourtant encore plus. Souvent blessés, grognons, toujours pressés de rejoindre leurs équipes respectives en Europe sans perdre de temps à se justifier pour leurs matchs pénibles.
Bref, les temps ont changé, et je regrette votre époque. Car même si vous n’avez pas gagné grand-chose, vous nous avez offert ce que dont rêve tout supporter : la fierté de nos couleurs.
Et merci.