Aux yeux d’un observateur conventionnel, ce discours déroge aux règles des relations internationales. Une bureaucratie quadrille un territoire. Une population homogène y vit. Un pouvoir y gère biens et populations. Entre pouvoir et pouvoir, des ambassades s’échangent. Voilà l’essentiel de la grammaire politique du monde depuis deux siècles.
Seulement voilà, cette grammaire politique est en ruines. Les États découpés dans le corps des cultures et des nations historiques ne survivent pour beaucoup d’entre eux que comme fictions. En Asie centrale, en Europe du sud-est, au Moyen-Orient, en Afrique des grands lacs, la plupart des frontières n’ont plus d’existence que sur les cartes scolaires, la plupart des capitales ne gèrent plus qu’un morceau de pays, et d’autres mémoires, d’autres identités se réveillent ou saignent. Quant aux populations, elles ont cessé depuis plusieurs décennies de se superposer à des territoires limités. Les unes débordent vers l’étranger, alors que d’autres arrivent dans le corps national, les bi ou tri-nationalités se multiplient aussi vite que les apatrides et les réfugiés. Et les bureaucraties triomphantes de l’époque des centralisations dirigistes ne sont plus qu’un appareil parmi d’autres, concurrencées par le secteur privé, la société civile mondiale et les organisations supranationales. Bref, la sociologie politique classique est morte, et on fait semblant de la croire toujours vivante.
Pendant ce temps-là, une nouvelle politique émerge. En réalité, il s’agit plutôt d’une recomposition d’anciens éléments pré-modernes et d’innovations avant-gardistes. La souveraineté politique n’a pas disparu, mais son lien avec le territoire est désormais plus lâche. Quant à son lien avec les populations, il (re)devient multiforme. Au Maroc et pour les Marocains, Mohammed VI est le roi. Au Sénégal, il est non seulement le chef d’État d’un pays ami, mais aussi une figure religieuse respectée. Pour la diaspora marocaine dans le monde, il est le chef d’État d’un territoire laissé derrière soi, mais aussi l’imam d’une communauté mondialisée.
Bref, la souveraineté marocaine est de moins en moins attachée à l’État-nation, et renoue avec des formes de souveraineté traditionnelles et précoloniales. De ce point de vue, le discours de Dakar va marquer l’histoire de la façade atlantique de l’Afrique. Pas tant par son contenu que par son mode d’énonciation. A la différence d’un élu, un monarque n’est pas rattaché à une circonscription, qu’elle soit une commune ou un État-nation. Ces découpages territoriaux, les Marocains apprennent à les apprivoiser, élection après élection. Ils apprennent à demander à leurs élus des comptes, concernant territoire de vote et population votante. Le roi parle depuis une autre histoire, selon un autre registre, avec d’autres temporalités.
L’époque qu’on vit est historique par excellence. C’est-à-dire que les choix qui y seront faits, les décisions qui y seront prises, détermineront l’avenir pour une génération au moins. L’heure d’une grande politique, qui s’appuie sur une grande idée, est de retour. Le Maroc et le Sénégal doivent s’employer à construire un axe afro-atlantique décomplexé, qui se joue des normes en faillite. A quand un discours d’un président sénégalais, à destination de ses compatriotes, depuis Fès ou Marrakech ?