Omar Saghi. Mouhcine et l’espadon

Par Omar Saghi

L’espadon (Xiphias gladus) est un poisson pélagique, de l’ordre des perciformes. Le Maroc est une monarchie constitutionnelle, de type semi-autoritaire. La COP22 est une conférence mondiale sur le réchauffement climatique, qui se tiendra à Marrakech. Jusque-là, tout va bien, les propositions s’enchaînent. On devine que le Maroc suit ou affecte de suivre les recommandations de la CICTA, la commission internationale chargée de la protection de ce type de poisson. Qu’à l’approche de la COP22, sa position de pays exceptionnel doit reluire, intacte. Bref, le Maroc poursuit son insertion dans le concert des nations respectables.

Et là, un grain de sable fait grincer les rouages bien huilés de ce mécanisme. Subitement, une tout autre réalité surgit, enchaînant ses propres données. Le Maroc est un pays moyen-pauvre. Les Marocains sont à 40% des ruraux, à 30% analphabètes. Leur niveau de vie est l’un des plus bas de la rive sud de la Méditerranée, pourtant bien peu avantagée en la matière. La petite corruption est largement répandue et sert à fluidifier les nombreux goulots d’étranglement de son économie.

Encore une fois, le dualisme marocain parle, et dans toute sa splendeur. La tragédie de la semaine dernière est beaucoup plus complexe que l’étincelle tunisienne. Mouhcine Fikri, paix à son âme, n’est pas Bouazizi. En décembre 2011, à Sidi Bouzid, une Tunisie pauvre et excédée par l’arbitraire s’est soulevée. En octobre 2016, à Al Hoceïma, un Maroc enchevêtré dans ses contradictions a saigné, écartelé. La blessure ne va pas se fermer de sitôt. L’affaire d’Al Hoceïma, c’est un Maroc torturé par ses promesses contradictoires. On demande à une population très pauvre, dans un pays en manque de capitaux, d’agir comme un élève modèle des instances écologiques mondiales. Très bien. Cette population s’est constituée en peuple souverain, depuis 2011. Elle rétorque légitimement : si la petite prédation est désormais bannie, au nom de la sauvegarde de la planète, qu’en est-il de la grande prédation, des délits d’initiés boursiers et immobiliers qui se sont succédé ces dernières années ? Formulée autrement, l’interrogation marocaine d’aujourd’hui est la suivante : quelle valeur accorder à la norme éthique (écologique, commerciale, hygiénique, patrimoniale) qu’on veut promouvoir dans un Maroc modèle quand l’Etat de droit et la justice socioéconomique peinent à s’ancrer ?

Le déphasage entre ces deux réalités, peut-être même ces deux Maroc, est criant. La protection du patrimoine naturel comme historique, la parité homme-femme, la liberté de croyance et de mœurs, autant de combats légitimes mais qui risquent de devenir des cache-misères. On sait aujourd’hui comment le féminisme fut manipulé par les régimes arabes “modernistes” des années 1980-1990 pour se donner une contenance internationale. La tragédie d’Al Hoceïma est l’occasion pour le Maroc de ne pas basculer dans un autre masque visant à oublier les inégalités économiques.

“Mouhcine et l’espadon”, tel pourrait être le titre d’une histoire très triste et très lancinante, qui va désormais hanter le Maroc. Sa morale, car il y en a une, est de bon sens, comme le sont les morales des fables authentiques et universelles. Elle dit qu’on ne peut avancer d’un pas sans faire bouger l’autre. On ne peut plus se permettre un Maroc à deux vitesses. Au Maroc du TGV et des mules, voilà que s’ajoute désormais le Maroc des sommets écologiques internationaux et des tragédies nées de la misère.