Voici deux siècles que les sphères culturelles périphériques à l’Occident débattent de l’identité et de la modernité. Arabes, Russes, Chinois, Japonais, Indiens, ils n’ont cessé d’écrire des traités et des contre-traités pour démontrer la pertinence de l’occidentalisation, son horreur, sa nécessité à petite dose, son innocuité ou sa virulence, ses bienfaits, ses ravages. Qui d’entre les lecteurs ne se souvient pas d’au moins un cours de langue arabe portant sur la dialectique d’“al ana wal akhar” ? Ces obsessions scolaires marocaines avaient bien sûr leurs équivalents un peu partout dans les écoles de ce cercle périphérique de la modernité importée.
Mais le nouveau dans l’affaire c’est que cette dialectique se ringardise. Ni la Chine, ni le Japon, ni la Russie ne paraissent plus hantés par ce genre de dilemmes, et dans le monde musulman lui-même, Erdogan ou Rohani sont loin de représenter une quelconque conscience malheureuse. L’islamisme politique cherche un peu partout à se débarrasser des oripeaux de ce discours sur l’aliénation. Au Maroc même, il a fallu être très mal inspiré pour oser appeler un parti “authenticité et modernité”, tant ce genre de formule rappelle désormais une mauvaise copie de rédaction de collégien. Le plus ironique, c’est qu’un frémissement mondial renverse les données du problème. Eric Zemmour en France, Thilo Sarrazin en Allemagne, Mark Steyn dans le monde anglo-saxon, vendent à des millions d’exemplaires des livres titrés Le suicide français, L’Allemagne disparaît, Après l’Amérique. Certes, l’idée de déclin a accompagné l’essor de l’Occident, et ce dernier n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il fait mine d’avoir des faiblesses. Mais à la différence des obsessions déclinistes des années 1930, les best-sellers contemporains se font une obsession de l’islam et de la globalisation culturelle, et dans des termes qui rappellent les discours arabes ou chinois du siècle dernier : qui sommes-nous ? Allons-nous disparaître culturellement ? Notre identité est-elle bradée au nom de la mondialisation ?
Significativement, cette nouvelle obsession occidentale prend sa forme la mieux articulée en Allemagne, où accueil massif de migrants et débats houleux sur l’inégalité des peuples, valeurs post-nationalistes et renouveau du nietzschéisme vont de pair. Car l’Allemagne a cette particularité : avant les Orientaux ou les Slaves, elle fut elle-même hantée par la problématique identitaire. Au tournant des années 1800, les Allemands se posèrent ce genre de questions : sommes-nous des Occidentaux (comme les Français et les Anglais) ? Allons-nous perdre notre identité en nous ouvrant aux philosophes français ? Comment concilier notre “germanité” et notre appartenance à la civilisation universelle ? Deux siècles après avoir été à la pointe des pays extra-occidentaux dans leur mêlée entre identité et modernisation, les voilà à la pointe des pays occidentaux dans leur dilemme entre identité et post-nationalisme. Ces débats nouveaux en Occident ne font que commencer. Dans les prochaines décennies, on peut prendre le pari que plus la Russie se sentira russe, sans complexe ni culpabilité, plus la Turquie et la Chine, l’Iran et le Japon, l’Inde et l’Egypte feront de même, et plus la scène politique et intellectuelle occidentale ressemblera au sommaire d’un manuel scolaire égyptien d’il y a trente ans : “Nous et les autres, hallil wa naqich”.