Jeudi, 16h30, tu t’ennuies au bureau les yeux écarquillés devant ton écran d’ordi. La semaine n’est pas encore finie. Ta journée de boulot non plus d’ailleurs mais il est déjà largement l’heure de penser au week-end et surtout à ta sortie du soir. A l’autre bout de ta discussion whatsapp, il y a Zee qui s’ennuie autant que toi et qui a tout autant envie de faire la fête. Elle s’est acheté trois nouvelles paires d’escarpins, elle a très envie de les montrer. La grande question c’est, comme souvent, “alors on va où ?”. A chaque fois que tu sors c’est la même interrogation et ce n’est pas vraiment parce que tu hésites ou que tu aies un choix illimité, bien au contraire. Tu as beau vivre dans une grande ville, de sa grandeur tu n’en as que les inconvénients. Dans ta réalité, tu vis dans un village, tu ne vas que dans des endroits qui te sont recommandés et surtout où tu es sûre de croiser des gens que tu connais, ou au moins que tu identifies. Trop habituée à ton aquarium, tu ne t’aventures jamais en lieux et visages inconnus. Mais ce soir, Zee veut à tout prix te faire découvrir un nouvel endroit dont lui a parlé sa belle-sœur.
Zee n’y a jamais été mais te dit que c’est super. Elle en rajoute même : “Tu vas adorer. Le chef est argentin”. Mais encore ? C’est quoi comme endroit ? C’est où ? Ça ressemble à quoi ? Et puis est-ce que c’est bon ? Aucune idée ! Le chef est argentin, certes. Mais ça, pour toi, c’est une nationalité, pas une qualification quelconque. Mais ici ça suffit comme diplôme ou comme passe-droit. Notre vraie schizophrénie finalement, c’est là qu’elle est. Ni toi, ni aucun de tes compatriotes ne pouvez supporter que quelqu’un critique votre pays, encore plus si c’est un étranger. Personne n’a le droit de dire du mal du “plus beau pays du monde”. C’est le plus beau, point. Selon qui ? Selon quoi ? Y a-t-il un concours ? Une élection ? Une enquête sérieuse avec une grille d’évaluation aux critères objectifs et scientifiques ? Sûrement pas, mais c’est un fait. C’est indiscutable. Et à la moindre critique, surtout si elle vient de l’extérieur, c’est la grande sortie des drapeaux. Ce pays, il faut l’aimer, ou du moins il faut clamer haut et fort son amour, mais de là à aimer ou juste considérer ses concitoyens, il y a un fossé que le patriotisme ne saurait franchir. On s’extasie sur le premier étranger qui débarque pour peu qu’il ait une idée de concept aussi creux soit-il. Et d’un autre côté, on s’inflige une auto-hogra hallucinante.
Bref, tu finis par retrouver Zee. L’endroit est bondé. Forcément. C’est nouveau et les ingrédients du succès social sont tous réunis. Une déco hybride, un peu indus’ un peu arty, des ampoules à filament, quelques objets insolites sur les murs, un large comptoir en bois, la même musique loungesque, de jolies filles, des mecs friqués, une carte qui va du Japon à l’Argentine donc, en passant par l’Italie. L’éclectisme c’est formidable n’est-ce pas ? Et puis, la cohérence ce n’est pas très en vogue par ici. Tu es entourée de visages familiers et Zee se demande qui est cette fausse blonde au bras de l’ex-mari de sa cousine. Le héros venu de loin arrive pour parler de ses plats. Il a un beau sourire et un accent craquant. Est-ce qu’il sait faire la cuisine ? La réponse est accessoire. Et puis, les cocktails sont suffisamment forts pour ne pas y penser. Vos assiettes arrivent. Le chef ne sait pas faire des Empanadas. Ce n’est pas très grave. Il est argentin. Ça suffit à faire la renommée de l’endroit. L’imposture a encore de beaux jours devant elle. Tu as mal mangé et un peu trop bu, tu as passé une bonne soirée.