Omar Saghi. Un baiser royal

Par Omar Saghi

Le roi embrasse le front de l’ancien Premier ministre. Le Chef du gouvernement reconduit dans ses fonctions embrasse la main du roi.

Il y a quelques jours, un fluide émotionnel s’est propagé, porté de lèvres en lèvres. Un fluide politique, porté par les médias. Ce qui étonne dans cette photo de la semaine, celle de Mohammed VI se penchant (filialement ?) sur le visage de Abderrahmane Youssoufi alité, ce n’est pas en réalité la sentimentalité de la scène. Après tout, c’est un vieil homme qui recueille la déférence d’un proche, plus jeune que lui. Mais derrière les personnes, il y a les fonctions. Le souverain, incarnation de la nation, embrasse le héros national.

L’autre photo de la semaine, c’est Abdelilah Benkirane reçu par le roi, se penchant sur sa main. La souveraineté populaire baise la main de la souveraineté dynastique. Derrière le jeu institutionnel, codifié par la Constitution, il y a le protocole, quelque chose d’intangible, que certains partis veulent abolir. Ces deux scènes disent beaucoup du Maroc, et peut-être aussi de l’exception marocaine. Karl Marx, parlant du capitalisme, disait que la bourgeoisie avait aboli les usages féodaux et traditionnels, dissous dans “les eaux glacées du calcul”. A l’hommage, à la corvée, au travail collectif, au troc cérémoniel, à l’hospitalité, elle avait substitué le contrat, le prix de marché, la négociation. Et donc aussi l’aliénation et l’exploitation brutale. Pour Karl Marx, cette dissolution de la chaleur des rapports traditionnels dans l’aridité arithmétique du marché avait quelque chose de créatif. Elle impulsait la violence de l’histoire.

On peut dire la même chose de la politique : la modernité a aboli les rapports émotionnels au profit de rapports institutionnalisés, froids et rationnels. Si le baisemain semble choquer certains, ce n’est pas parce qu’il symbolise la soumission ou je ne sais quel fantasme, mais parce qu’il fait partie d’un monde que la modernité politique révolutionnaire exècre. Ce monde qui s’exprime aussi par le baiser du roi sur le front du vieux Premier ministre. Ce monde a beaucoup de défauts, ceux que Karl Marx a noté à propos de l’économie traditionnelle : ce monde est sous-productif, lent, quasi figé. Mais il a aussi ses avantages. En politique, l’un d’eux est évident, quasi éclatant : les rapports politiques traditionnels, que la polémique appelle “féodaux”, atténuent la violence politique.

L’exception politique marocaine peut s’expliquer, en grande partie, par le maintien de ces normes d’ancien régime : le baisemain en fait partie, mais il n’y a pas que le baisemain, qui n’est qu’un indice de tout un complexe immatériel. Ce dernier recouvre le jeu des institutions de droit public d’un halo d’usages, de politesse, de retenue, qui les freine et les ralentit. Mais il a aussi son avantage : il a entravé les explosions de violence politique. Quand on se penche sur le cours des événements politiques depuis un demi-siècle en Algérie, en Syrie ou en Irak, pays similaires au Maroc par la population et la structure, on voit l’ampleur de ces entraves qui ont servi d’amortisseurs aux chocs de la modernité politique.

Tant que le protocole, dont le baisemain fait partie, tant que les usages patriarcaux, dont le baiser sur le front fait partie, ralentissent, sans les étouffer, les progrès lents de la démocratie, on ne peut que se féliciter de leur maintien au Maroc. Ils continuent de dire que la politique nue, qui verse immanquablement dans la violence pure, n’a pas encore d’avenir au Maroc.