Le mandat Benkirane II a une mission historique, la plus difficile qui soit : après l’héroïsme, la banalité ; après le triomphe miraculeux de 2011, la reconduction prosaïque de 2016.
Pour que la victoire du PJD soit celle de tous les Marocains, il faudrait que le parti, et le gouvernement prochain qu’il dirigera, acceptent cette banalisation. En 2011, en pleine tourmente arabe, un gouvernement authentiquement démocratique s’installe. Il tutoie les fantômes du Maroc démocratique des années 1950, et les souvenirs de l’alternance de 1998. Bref, Benkirane, en 2011, fit l’histoire, il en avait conscience. Le Printemps arabe s’est décomposé en quelque chose de cauchemardesque. Pas au Maroc. Aussi, cette victoire de 2016 a une tout autre allure, celle de la banalisation.
La répétition d’une singularité crée un phénomène nouveau. En 2011, la victoire du PJD était une effraction. Elle est devenue en 2016 une reconduction. Et Benkirane, l’homme qui parle à l’oreille du peuple le langage du peuple, doit confirmer qu’il est un homme normal. La mystique de 2011 doit devenir une politique. Rien de plus. Car il existe un contre-exemple, que le Maroc ne doit pas suivre.
Aux deux bouts du croissant islamique méditerranéen, il existe désormais un processus de démocratisation islamisant. En Turquie et au Maroc, les élections reconduisent avec insistance des gouvernements authentiquement populaires. Il existe dans les deux pays, qui sont par ailleurs les deux plus vieux États de la région, une dyarchie au sommet. En Turquie, l’armée kémaliste et le pouvoir islamiste élu, au Maroc le Palais et le gouvernement issu des urnes. Néanmoins, les différences sont presque aussi fortes que les similitudes. Car, en Turquie, l’expérience AKP, commencée il y a presque soixante-dix ans en réalité, avec le gouvernement Menderes, est l’aboutissement d’un bras de fer sanglant entre l’autoritarisme laïque des militaires et la Turquie profonde. Tous les dix ans environ, un coup d’État militaire venait renverser le gouvernement élu, de tendance très souvent islamiste, purger les institutions étatiques et relancer le kémalisme. Erdogan a mis fin à cette oscillation. Il a domestiqué l’armée, et le dernier “coup d’État” güleniste lui permet d’aller encore plus loin dans le contrôle des institutions. On peut dire qu’il n’existe plus dorénavant de dyarchie à Ankara. Erdogan et le gouvernement issu des urnes contrôlent tout. Est-ce un bien ? Il suffit de voir l’évolution récente du pays pour en douter. La présidentialisation du pouvoir est en train de faire d’Erdogan un dictateur masqué, qui s’en prend aux libertés fondamentales et aux minorités.
Au Maroc, la dyarchie est toujours présente. Maintenant que l’épreuve des urnes est passée, qu’un gouvernement authentiquement populaire en émanera, on peut, on doit, espérer que le dualisme marocain se maintiendra. Loin d’être un archaïsme, cette dualité des pouvoirs est en réalité une protection contre le populisme autoritaire qui sommeille dans tout gouvernement élu. Mais, me dira-t-on, en France, aux États-Unis, ailleurs encore, ils n’ont pas besoin de ce dualisme au sommet pour protéger leurs libertés. Certes, mais là-bas, trois siècles d’expérience démocratique et une tradition culturelle et religieuse différente de la nôtre défendent efficacement des libertés qui, sinon, auraient été broyées par les urnes. Et d’ailleurs, en Allemagne dans les années 1930, comme en Italie un peu avant, on a vu ce que les urnes sans entrave pouvaient donner.