Éditorial. Et si on apprenait à cohabiter?

Par Aicha Akalay

La démocratie n’est pas bonne pour tout le monde, peut-on entendre dans les salons de Casablanca ou Rabat. La démonstration étant faite, selon ces experts avachis dans leurs fauteuils cossus, par ce peuple inculte qui, soit vend sa voix au plus offrant, soit ne se déplace pas ou vote mal. La victoire du PJD ne serait donc que l’illustration d’un désastre par lequel le peuple accable le Maroc. A ces élites rétives à entendre la voix du peuple -qu’elles imaginent conservateur, analphabète et dopé aux chaînes islamiques satellitaires-, il nous a paru utile de rappeler un épisode récent de notre très jeune processus démocratique.

En 2003, le PJD traversait la période la plus noire de son histoire. Dans les pages de ce même magazine, au sein de la classe politique et jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, le parti islamiste était accusé de “responsabilité morale” dans les attentats du 16 mai. “Si les terroristes ne sont pas encartés au PJD, ils sont au moins influencés par ses idées”, écrivait Ahmed Reda Benchemsi. Il faut dire que les idées défendues par les ténors du parti islamiste étaient édifiantes. L’actuel ministre de la Justice, Mustafa Ramid, osait alors demander : “Un Marocain qui a fait ses études au lycée Lyautey est-il toujours un Marocain ?” De son côté, Abdelilah Benkirane s’était violemment attaqué à une camerawoman de 2M parce qu’elle portait un tee-shirt dans l’enceinte du parlement. L’idéologue en chef du PJD, Ahmed Raïssouni, n’hésitait pas à qualifier le tourisme de “déliquescence morale”.

Après le choc du 16 mai 2003, de nombreuses voix avaient défendu la dissolution du PJD. “Mais le roi a tranché en refusant cette option”, nous confie un dirigeant du PJD, qui énumère les pressions exercées alors sur le parti pour réduire sa participation aux communales de 2003. La sagesse de Mohammed VI, toujours très attaché à sa domination politique, réside dans ces moments-clés où la tentation autoritaire est réelle et où il choisit le compromis, sans revenir sur les acquis démocratiques. Une décennie plus tard, le PJD s’est transformé. “Notre relation avec les électeurs est contractuelle, assure un dirigeant islamiste. Nos engagements se font au niveau de la démocratie interne, la transparence et la reddition des comptes. Nos représentants ne sont pas choisis en fonction de leur connaissance du Coran ou de la religion.” Et il faut reconnaître que les ministres islamistes nous épargnent de plus en plus leurs sorties désastreuses sur les mœurs.

Intégrer les islamistes aux institutions, respecter le choix des urnes, quand bien même il ne serait pas idéal pour bâtir un Maroc moderne, restera toujours le meilleur choix. Le chercheur Jacques Ould Aoudia définit cinq scénarios pour les sociétés arabes où des parties opposées doivent cohabiter. Il y a les pires : le scénario de revanche des mouvements islamistes contre les élites laïques (Iran), de retour des anciens (Algérie), et de déséquilibre permanent (Egypte). La réalité marocaine correspond, quant à elle, au scénario de la digestion. Les islamistes y sont intégrés dans le cercle de pouvoir traditionnel, mais la blessure sociale demeure. Il y a une cinquième voie, que nous défendons, celle du compromis historique. Il s’agirait de fonder tous ensembles, islamistes et progressistes, une citoyenneté basée sur le respect des droits individuels en ménageant les valeurs religieuses, pour ceux qui y sont attachés.