Bien qu’inévitable, réformer un régime des retraites n’est pas chose aisée, puisqu’il s’agit d’une décision politique souvent impopulaire. Denis Chemillier Gendreau est directeur de Finactu, cabinet de consultance spécialisé dans la protection sociale, qui a conseillé le Maroc pour réformer son système de retraite. Il se souvient de 2009, quand son cabinet guidait la commission (composée de l’administration, des directeurs des caisses, des syndicats et du patronat) qui planchait sur la réforme des retraites : « Des politiques disaient des choses mais ne se rendaient pas vraiment compte des conséquences quantitatives », nous raconte-t-il. Il est vrai que lors des débats politiques qui agitent une réforme des retraites, les positions partisanes sont nombreuses, alors que le cœur d’une telle réforme est bel et bien mathématique : faire perdurer le régime des cotisations le plus longtemps possible. La difficulté est de taille : trouver un équilibre entre recettes et dépenses des caisses, alors que la durée de vie s’allonge. Est-il seulement possible d’y parvenir ? Doit-on s’acheminer vers un régime par capitalisation à l’anglo-saxonne, avec des fonds de pension ? Éléments de réponse avec cette interview aux airs de « manuel d’une réforme des retraites pour les nuls ».
Telquel.ma. Pourquoi le Maroc doit-il réformer son système de retraite ?
Denis Chemillier Gendreau. Le système marocain est conçu par répartition (les travailleurs cotisent pour payer les pensions des retraités). Pendant très longtemps, il n’y avait pas vraiment d’inquiétude puisque la masse des actifs cotisants était énorme par rapport aux retraités. Mais avec l’arrivée du chômage et surtout l’augmentation des prestations due à l’allongement de la durée de vie, le Maroc a commencé à s’en inquiéter : les prestations payées augmentaient plus vite que les cotisations. Certes, il avait de belles réserves, constituées en période de « vaches grasses », qui ont permis de financer le déficit des caisses et de retarder les réformes. Mais, même les réserves n’ont qu’un temps…
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Réformer le régime des retraites consiste simplement à augmenter les cotisations, allonger la durée de cotisation ou bien réduire les pensions, non ?
C’est un peu plus compliqué, même si c’est l’idée. Mais au-delà de la simple réforme du régime existant, par répartition, il faut s’engager dans une réforme plus structurelle : ce qu’on peut faire, et de plus en plus d’États s’acheminent vers ce système, c’est de faire coexister un système par répartition concentré sur les prestations de base et un système par capitalisation par lequel chaque cotisant atteint librement son propre « confort vieillesse ». Même la France est en train de le faire : elle limite petit à petit, au gré des réformes, la portée du régime par répartition, et l’assurance vie reprend le relais. La Côte d’Ivoire est en train de créer un nouveau régime complémentaire par capitalisation. Le Gabon, le Mali, le Sénégal et le Mali y réfléchissent aussi.
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Sommes-nous donc voués à nous acheminer vers un système moins solidaire ?
Des deux systèmes – répartition ou capitalisation – aucun n’est mieux que l’autre, mais le bon sens commande de marcher sur les deux jambes. Le système par répartition ne va pas disparaître mais s’il est excessivement solidaire, on ne peut le garder en l’état. En France, on se croit champion de la solidarité mais on a fabriqué sept millions de chômeurs qui n’ont droit à aucun des deux systèmes ! Si on augmente les charges, on chasse les gens du marché du travail et on les met au chômage (en France) ou dans l’informel (au Maroc) et ils échappent dans les deux cas au financement de nos caisses de retraite. Autrement dit, à être « trop » solidaire, sans compter, on crée du chômage. Le Maroc a la chance d’avoir plusieurs dispositifs proches de la capitalisation, notamment la CIMR : il faut que ces dispositifs se développent à l’avenir.
Les systèmes par répartition ont-ils eux aussi leurs limites ?
Oui, puisque les prestations qu’ils servent dépendent des produits financiers (dividendes par action, coupons d’obligations, loyers d’immeubles, plus-values…) et de leur rendement. Aux États-Unis par exemple, la crise financière de 2007 a mis à mal les fonds de pension de plusieurs grosses sociétés, dont certaines n’ont pas pu assurer le paiement des pensions. Mais il existe des garde-fous, le régulateur oblige ces fonds de pension à être diversifiés par classes d’actifs et dispersés régionalement.
Que penser de la récente réforme des retraites votée par le Parlement marocain ?
Elle ne concerne que les fonctionnaires, mais il est vrai que c’est à leur niveau que l’inquiétude était la plus forte : leur régime était excessivement généreux par rapport à son financement. En d’autres termes, les cotisations qui étaient demandées aux fonctionnaires (et à l’État employeur) étaient structurellement insuffisantes pour financer les pensions. Cette réforme n’est pas parfaite mais le gouvernement a été courageux.
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Pourquoi n’est-elle pas parfaite ? Elle ne permet toujours pas de trouver l’équilibre entre les dépenses et les recettes ?
Il est important d’avoir conscience que le déficit d’une caisse de retraite n’est pas un problème figé. Il évolue en fonction de nombreux paramètres qui ne cessent de fluctuer (le chômage, l’espérance de vie, la croissance, etc.) Quand on réforme, on le fait sur cinquante ans, selon certaines hypothèses. Or, par la suite, pendant ces cinquante ans, le monde bouge et échappera sûrement aux hypothèses naguère prévues.
Et puis, il n’est pas forcément soutenable d’imaginer une réforme qui réglerait le problème d’un coup. L’augmentation des cotisations ou la baisse des pensions seraient telles que tout le monde serait dans la rue. Donc on réforme par petits bouts, par étapes, mais c’est normal. La réforme récente a permis de repousser environ d’une décennie le moment où il n’y aura plus de réserves pour payer le déficit.
Qu’en est-il de la retraite des salariés du privé ?
La CNSS est dans une situation un peu moins grave que celle de la CMR mais la réforme est aussi nécessaire. Moins grave parce que les conditions pour obtenir une pension sont plus drastiques, il faut par exemple avoir cotisé un nombre important de semestres pour y prétendre. Globalement, le régime de la CNSS est moins généreux que celui de la CMR.
Intégrer les travailleurs de l’informel peut-il participer à la pérennisation du système ? Il y aurait plus de cotisants mais aussi plus de prestations…
L’intégration de l’informel est absolument majeure dans une réforme des retraites puisque le secteur informel est un « réservoir » quasiment infini de travailleurs. Si on arrive à les amener dans le formel, on augmentera les recettes des caisses. Mais avant de les inclure dans le système de retraite, il faut être certain que structurellement, les caisses ne promettent pas plus que leur capacité : sinon, les inclure créera plus de déficit à moyen terme ! Ce que Finactu a conseillé au gouvernement marocain à l’époque est de rééquilibrer intrinsèquement le régime, et une fois qu’il sera équilibré, passer à une diffusion active vers l’informel.
Comment se situe le Maroc vis-à-vis de ses voisins ?
La réforme du Maroc est à saluer. Depuis 2000 et notre première étude, le pays savait à quoi s’en tenir, et plusieurs gouvernements ont tourné autour de la réforme pendant dix ans. Mais il l’a finalement adoptée. Dans la région, seule la Côte d’Ivoire a mené une réforme aussi courageuse. Certains pays voisins tournent autour, alors que d’autres n’ont même pas encore fait d’étude actuarielle [utilisation de méthodes statistiques pour évaluer les risques à long terme, NDLR]. En Tunisie, il n’existe même pas le début d’une réflexion politique sur la réforme. En Algérie, c’est pareil, alors que le déficit de la caisse des retraites a longtemps été financé par l’argent du pétrole.
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