Omar Saghi. L’invasion sexuelle

Par Omar Saghi

Cette histoire m’a été rapportée il y a plusieurs années par des amis libanais. Pendant l’été 1982, l’armée israélienne envahit le Liban. Tsahal campe par étapes sur sa route vers Beyrouth. Dans un village du Liban Sud, la tante de mes amis se réveille un matin. La vieille dame vit seule. Elle ouvre les volets et… fait une crise d’hystérie. Sur la colline en face, une division de Tsahal est installée. Pourquoi hurle-t-elle, notre brave dame ? Parce qu’un pays de la glorieuse nation arabe a été envahi ? Parce que les croisés et les sionistes l’agressent ? Parce que la puissance de feu des Israéliens est manifestement supérieure à celle des Palestiniens sur place ?

Pauvres de nous, qui pensons trop à la politique, et mal. Non, l’honorable tante hurle, en ce chaud mois de juin 1982, parce qu’en face de sa maison, de jeunes Israéliens, hommes et femmes, prennent leur douche, nus et ensemble, en plein air. Qu’une armée étrangère s’avance dans son pays, passe encore ; qu’une agression se produise au vu et au su de la communauté internationale, passe encore ; que des soldats étrangers campent sur ses terres, passe encore. Mais que des jeunes garçons et filles s’ébrouent ensemble et nus sous l’eau, ça non ! Bref, la Libanaise tomba foudroyée par les fusils, pardon, par les fesses nues des Israéliens. Cet incident résume pour moi toute l’irrationalité d’une région du monde prise dans des soubresauts qu’elle n’arrive à envisager que par son petit bout de la lorgnette, le bout sexuel répressif.

Le Maroc vote. Les Marocains semblent engagés dans le processus, intéressés par les enjeux. Depuis deux semaines pourtant, une rumeur hystérique s’est propagée comme une épidémie maligne. Des poupées sexuelles chinoises auraient envahi les marchés de Casablanca. Certains sont partis à leur recherche, d’autres se récrient et protestent contre une telle infamie, d’autres encore réclament l’intervention des autorités pour arrêter lesdites poupées. Où ? Qui ? Quoi ? Quel danger monstrueux menace le Maroc et les Marocains ? De quelles armes fatales disposent ces Chinoises en plastique, probablement inexistantes ? Les élections, l’avenir des cinq prochaines années du pays, les rapports entre les élus et les autorités, de tels débats pèsent peu face à l’imminence de l’invasion sexuelle du royaume chérifien par l’armée en polystyrène de l’Empire du milieu.

Les grandes puissances rivalisent d’ingéniosité : quelle nouvelle arme, quel nouveau procédé de destruction feront la différence lors des futurs conflits du siècle. En tout cas, pour cette région bénie, qui va de l’Atlantique à l’Indus, il leur suffira en réalité de bombarder les villes de sex-toys, de godemichés et de seins en polymères. Entre ceux qui tomberont électrifiés par tant de violence sexuelle, et ceux qui se lanceront dans des croisades de moralisation, entre ceux qui voudraient utiliser ces armes célestes et ceux qui chercheraient d’abord à savoir si elles sont islamiquement légales, les armées étrangères auraient le temps de faire dix fois le tour du pays. En 1055, Toghril Bey, chef des Seldjoukides, conquiert l’empire abbasside et entre dans Bagdad. Le calife le fait sultan. Pour sceller l’alliance, le chef turc demande la fille du calife en mariage. Le calife commence par refuser. Le chef turc, venu d’un autre horizon culturel, s’étonne : je lui ai pris tout son empire et il s’est laissé faire, par contre, il se soucie des cuisses de sa fille. Mille ans plus tard, on en est toujours là.