C’est une sorte de pic de forme national. Autour de lui, dans l’open space bancaire où il évolue mollement, ses collègues informaticiens sont en transe. Chacun donne le meilleur de lui-même, c’est un rendez-vous avec l’histoire qu’il convient d’honorer. Il y en a un, on va l’appeler Abdoulqoudous Boufous, sans plus de scrupules, qui se multiplie toute la journée en calculs complexes sur la nature du parti auquel il va accorder sa précieuse voix. On a l’impression qu’il a un droit de vote au Conseil de sécurité de l’ONU, tant il se prend au sérieux. Il a même expliqué qu’il comptait lire le programme de tous les partis. On a du mal à imaginer l’état de confusion qui peut pousser quelqu’un vers la littérature du RNI. Sous couvert de rigueur, il fait comme si on ne connaissait personne, c’est une attitude assez étrange qu’il considère pourtant hautement citoyenne.
Un autre collègue, du nom de Abdelmoughit Belfrit, a adopté une autre posture mentale. Il s’agit d’un grand patriote, qui ne s’autorise aucun fond d’écran, aucune photo de profil qui ne porte pas l’étendard rouge et vert. Sa sonnerie est l’hymne national, qu’il laisse bien entendu sonner le plus longtemps possible, et il regarde même les informations d’Al Aoula. Imaginez un peu le niveau d’abnégation du bonhomme. Ce sujet, donc, considère les élections comme une sorte d’hérésie, qui risque d’affaiblir le trône alaouite et de diviser les Marocains. Il considère le peuple et ses choix comme quelque chose de répugnant, qui risque de nous conduire à la ruine. Les droits de l’homme sont la raison de notre malheur, c’est là sa grande théorie. De temps en temps, Zakaria Boualem discute avec lui, il essaye de comprendre de quels droits exactement il s’agit, l’éducation ou la santé par exemple. Il essaye aussi de comprendre où se situent exactement les choix du peuple, et dans quelle mesure ils bloquent notre avancée héroïque, mais ce genre de discussion finit toujours par tourner en rond parce que, vous comprenez, on est mieux chez nous qu’en Syrie. C’est son grand argument. On se demande pourquoi il faudrait se contenter de ne pas avoir à se farcir une guerre civile, c’est un véritable mystère. Si la Syrie se relève, il trouvera sans doute une autre contrée, plongée dans le chaos, qui lui servira de nouvel argument pour faire taire tout le monde. Au final, cet homme ne vote pas, par patriotisme, donc. Vous apprécierez le paradoxe.
Il existe aussi, dans le service du Boualem, un type qui, selon des informations sérieuses, aurait pour étrange habitude de donner sa voix au RNI, ou à l’UC, quelque chose du genre (il est quasiment impossible de les distinguer). Il le fait discrètement et ne cherche jamais à convaincre personne, il faut lui reconnaître cette élégance. Apparemment, son beau-père aurait des actions dans la boîte, c’est la seule explication possible. Il faut également citer un fan absolu du PJD, qui force l’admiration par la passion qu’il met à soutenir ses favoris. Par contre, le Boualem n’a jamais réussi à comprendre comment il pouvait tenir un discours d’opposition tout en soutenant un parti au pouvoir. Le PJD, lui explique ce brave père de famille respectable, est en lutte contre le tahakkoum, c’est un concept né il y a quelques mois, figurez-vous. Et puis, il y a un rêveur, un type tellement en décalage avec son environnement que le Boualem, à côté, passerait pour un kamayanbaghiste. Un jeune informaticien qui fait du porte-à-porte pour la FGD, tient un discours cohérent et n’a d’autre ambition que celle d’appliquer au Maroc les grandes règles de la bonne gouvernance sans se cacher derrière le concept fumeux d’exception marocaine. Ce type a donné espoir à notre héros, pourtant vacciné contre ce genre d’élan romantique. Grand producteur de scepticisme blasé, le Boualem s’est presque remis à y croire. C’est tout, c’est énorme, et merci.