Tribune: Croissance au ralenti et gouvernance macroéconomique

Par La Rédaction

Telle qu’elle est affichée par le programme du gouvernement pour la période 2012-2016, la finalité de la politique économique est de promouvoir une dynamique  de croissance génératrice d’emploi et réductrice des inégalités de nature à garantir la cohésion sociale et le bien-être de la population.

Le décideur public s’engage à cet  effet à porter la progression du produit intérieur brut à 5,5%, celle de la valeur ajoutée non agricole à 6% et de ramener le chômage à 8% en 2016. A cet effet, il s’assigne  les objectifs de contrôle du déficit public et de maîtrise de l’inflation, de soutien aux plans sectoriels et de réformes structurelles qui consistent à accroître la concurrence et la flexibilité sur les marchés des produits, du travail et du crédit. Si l’on évalue ce programme de gouvernance en  confrontant les engagements du gouvernement et les réalisations, force est d’observer que son efficacité est limitée. D’une part, les performances de l’économie sont très en deçà des attentes : la croissance est lente, la demande intérieure en décélération, le taux d’emploi en diminution et le chômage de masse est persistant. D’autre part, le coût social en termes de bien-être social est croissant. Le déficit d’activité restreint, en effet, l’accès aux ressources,  au droit à l’éducation et à  la santé et renforce les entraves à l’équité et au développement humain.

La croissance molle a la vie dure

Evaluer la politique économique nécessite de l’examiner à l’aune de ses propres principes selon le double critère de l’efficacité et de la pertinence. Cet angle d’analyse semble approprié à un triple titre. D’abord, il présuppose que le gouvernement a la responsabilité de donner à  la gouvernance macroéconomique une orientation qui traduit les préférences de la société. Ensuite, il considère que des dispositifs stables sous forme de règlements et de normes contraignent la conduite des décideurs publics de sorte que leurs engagements suscitent des attentes de la population. Enfin, l’affichage d’objectifs quantifiés, associés à une gestion macroéconomique par le nombre, permet de mesurer l’efficacité des actions publiques en fonction de l’écart entre ces attentes et les résultats des politiques. La confrontation du programme du gouvernement aux performances  à la lumière de données produites par le Haut Commissariat au Plan montre, non seulement, que le tournant annoncé quant à la trajectoire de l’économie marocaine n’a pas eu lieu, mais que la période 2012-2016 se caractérise par un ralentissement de la croissance accompagné d’un fléchissement  de la demande intérieure, de  l’atonie des activités non agricoles et d’une faible création d’emplois. Après une croissance moyenne annuelle de 4,7 % entre 2000-2011,  le produit intérieur brut enregistre une progression  de 3,2%, soit 2,3 points en moins que celle ciblée par les autorités gouvernementales. A son tour, le rythme de croissance de la valeur ajoutée des secteurs non agricoles se situe à 3,4% marquant ainsi une baisse de 1,1% comparativement à la période 2000-2011. Cette performance atteste qu’il y a loin entre l’inflexion dans la trajectoire de croissance de ces secteurs envisagée par les plans d’actions du gouvernement et la réalité. La demande domestique connait un net ralentissement suite à la décélération qu’ont connue la consommation publique et de l’investissement en 2013. Le taux d’emploi, qui désigne la part de la population active occupée dans la population en âge d’activité, accuse une baisse continue en passant de 44,1 % en 2012 à 41,7% à 20016. L’année 2015 est significative à cet égard : l’économie nationale n’a créé que 33.000 emplois contre 129.000 postes en moyenne entre 2003 et 2014. Dans ce contexte, le taux de  chômage national est passé durant le quinquennat de 9% à 10% se situant ainsi en deçà de sa valeur cible. Ces évolutions tiennent aussi bien à l’essoufflement du BTP après une décennie glorieuse (2002-2011), la faible et volatile croissance du secteur industriel qu’à l’insuffisance persistante de la demande extérieure et aux fluctuations des activités agricoles.

L’ensemble de ces écarts vis-à-vis des effets escomptés jette le doute sur la pertinence du mode de gouvernance macro-économique. Soumise à la règle de limitation du déficit public à 3%, la conduite de la politique budgétaire a consisté en des ajustements restrictifs destinés à préserver la stabilité macroéconomique. L’augmentation des charges des produits subventionnés a donné aux autorités budgétaires l’occasion d’ouvrir une fenêtre d’opportunité en lançant la décompensation des hydrocarbures et en procédant à des coupes claires dans les dépenses d’investissement. Après avoir atteint  7, 3% en 2012, le déficit est réduit  à 3,8% en 2016. Au lieu d’opter pour une stratégie contracylique de nature  à atténuer les fluctuations, l’autorité budgétaire a ainsi opté pour des mesures qui ont ralenti la demande globale et renforcé les contraintes sur la croissance. Cet effet s’est trouvé amplifié par la contraction de la demande privée.

La politique monétaire, qui relève de la seule  responsabilité de Bank Al Maghrib, est, quant à elle, accommodante. Tout en poursuivant son objectif de stabilité des prix, elle s’efforce de stimuler l’activité en soutenant le financement de l’économie à moindre coût. La banque centrale a ainsi procédé à  deux baisses successives du taux d’intérêt en réponse à la décélération du crédit bancaire et à ses effets sur l’investissement, la production et l’emploi. La transmission de ce desserrement de la politique monétaire ne débouche pas sur une montée de  l’offre de crédit et de la quantité de monnaie en circulation, du fait des structures et du comportement du système financier. L’afflux des devises se traduit par une création monétaire qui vient alimenter les réserves des banques. Dans le même temps, le gonflement des dépôts renforce cette expansion et atténue la dépendance vis-à-vis du refinancement de la Banque centrale. Dans ces conditions, le canal du crédit semble déterminé moins en amont, par la transmission du maniement du taux directeur, qu’en aval,  par les anticipations des firmes bancaires. Les décisions de fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets semblent dépendre de la perception des risques attachés à la conjoncture. Les perspectives de faible croissance,  l’atonie de la consommation intérieure, les menaces de dégradation du pouvoir d’achat comme la contraction de l’investissement élèvent la probabilité de défaut et renforcent l’intolérance aux comportements jugés risqués d’autant que la  hausse des créances en souffrance accentue la prudence, y compris envers les groupes ou entreprises ayant bénéficié  d’accès à des ressources peu onéreuses à des périodes de restrictions monétaires. Loin d’atténuer la réticence à accorder du crédit, l’assouplissement monétaire en durcit les conditions. L’anticipation  de l’insuffisance de la demande tend à exacerber les frictions financières en accentuant l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs et la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. En dépit la politique de soutien de la banque centrale  à la croissance, la demande privée reste atone. Face à cette atonie, les autorités budgétaires ont maintenu leur orientation restrictive au nom de l’argument selon lequel la demande d’investissement public évince, de par la hausse  du taux d’intérêt qu’elle induit, les dépenses privées. Dans le contexte d’une insuffisance de la croissance marquée par de faibles taux directeurs, ce risque n’existe pas et l’investissement public est en mesure de suppléer à l’insuffisance de ces dépenses et de réduire la volatilité de l’activité.

Gouvernance, démocratie et coût social 

Selon le programme du gouvernement  «  la bonne gouvernance [est], garante de la dignité, des droits et liberté et de la sécurité [….], et d’un accès équitable aux prestations de base, notamment l’éducation, la santé et le logement ». Cette assertion répercute des dispositions fondamentales de la Constitution de 2011. Comme telle, elle  implique que la gouvernance doit être évaluée en fonction de sa vocation à renforcer ou à restreindre la démocratie. Si l’on adopte ce prisme, qui s’inscrit dans le droit fil de l’approche par les capacités d’Amartya Sen,  il apparaît que le déficit en croissance se double d’un déficit conséquent en matière d’accès régulier à un niveau nutritionnel suffisant, aux services de santé et d’éducation qui se traduit par des privations de droits. La persistance du  rationnement de l’accès à l’emploi, la hausse du chômage des jeunes, l’extension de la précarité, le sous-emploi comme le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine sont autant d’obstacles à l’expansion des capacités des personnes à édifier leur bien-être et à exercer des libertés réelles. Une large fraction de la population ne dispose pas de ces capacités suite au renforcement des pauvretés d’accessibilité et de potentialités. La pauvreté d’accessibilité, qui résulte du faible accès aux services d’éducation et de santé, est significative du manque de conditions permettant aux personnes de de mettre en œuvre leur choix et de s’accomplir. Le rationnement de l’accès à ces services de base est un manque de liberté qui conditionne l’exercice des autres libertés.

Cette pauvreté se conjugue avec le manque de potentialités, qui découle de l’absence de dotations en capital physique ou financier et du défaut d’insertion sociale. Les inégalités d’accès à la santé, à l’éducation et à un certain niveau de bien-être matériel traduisent une insuffisance des droits à des choix de vie qui nuit d’autant à la valorisation des potentialités d’autant que la qualité de l’offre scolaire et des services de santé va en se dégradant. Les individus qui ne peuvent, faute de ressources, investir dans l’élargissement de leurs capacités, expriment une faible demande en matière d’éducation, ce qui réduit leurs possibilités d’insertion et accentue la trappe de la sous-éducation. Les personnes qualifiées, qui n’ont pas accès à l’emploi, voient leurs compétences s’éroder. Dans ce contexte, le déficit social traduit une privation de libertés qui affecte les opportunités sociales. La pauvreté d’accessibilité et de potentialités handicape non seulement, l’exercice des droits, mais aussi l’efficacité productive en piégeant l’économie dans un faible niveau d’activité. À son tour, le déficit de croissance consolide le déficit social en limitant  l’accès  de catégories de la population aux ressources et aux capacités nécessaires à la mise en œuvre des libertés.  Empreints d’une vision comptable de la gouvernance, les choix gouvernementaux durant le quinquennat ont minoré les droits-créances, exigibles par les individus à l’égard de l’Etat, qui sont  codifiés par l’article 13 de la Constitution.  Cet article, qui stipule que l’Etat est investi de la garantie de droits fondamentaux tels que le droit au travail, à la sécurité sociale, à la santé, à l’éducation, implique que les libertés formelles demeurent insuffisantes sans les conditions qui permettent aux personnes de convertir la disponibilité des ressources et des droits en capacités de choisir et de mener à bien des actions.

Au total, la politique économique se traduit par une distribution de coûts et d’avantages et agit donc sur les ressources et les conditions d’exercice des libertés. Il apparait surprenant qu’elle ne donne pas lieu  à débats. Cette situation tient, sans doute, à la dépossession du langage qui recouvre,  selon Sandra Augier et Albert Ogien 2011), le fait que les gens ne savent guère de quoi ils parlent lorsqu’ils emploient des termes fréquents comme démocratie, développement ou citoyenneté. Considérée comme trop technique, la gouvernance macroéconomique est un domaine où le sentiment de cette dépossession est prévalent d’autant plus que les la parole des experts en la matière échappe, l’argument d’autorité aidant,  au soupçon critique. Etant par essence éminemment politique, elle doit être au centre de l’éthique de discussion et de la délibération publiques nécessaire à la définition collective des valeurs et des arbitrages démocratiques quant au bien-être social, l’emploi, la croissance et la justice sociale. Le pouvoir délibératif est censé jouer un rôle insigne dans la constitution du consensus à travers l’affirmation de la légitime pluralité des points de vue. Les dilemmes peuvent dans ce contexte être tranchés à  travers des procédures de choix collectifs fondées sur la participation et le dialogue. Sans cette éthique, le développement,  si hautement clamé,  est voué à rester une arlésienne.

 

Par Mohamed Soual et Rédouane Taouil

Mohamed Soual et Rédouane Taouil sont tous les deux économistes