S’il y a un livre qu’il faut lire en ces moments de frénésie électorale et de grandes manœuvres à l’approche du scrutin du 7 octobre, c’est probablement “Le Fellah marocain, défenseur du trône”, du politologue français Rémy Leveau. Publié il y a 40 ans, ce classique de la sociologie électorale marocaine décrit, avec une rigueur et une clarté jamais égalées, comment la monarchie s’est appuyée, après l’indépendance, sur les notables et les élites locales pour asseoir son pouvoir. Selon Rémy Leveau, une alliance était scellée pendant les années 1960 entre le Palais et les élites locales, contre les partis représentant la bourgeoisie marocaine (notamment l’Istiqlal et l’UNFP). Cette stratégie reprenait le schéma choisi par le Protectorat français, qui assurait la stabilité du pays, notamment dans le monde rural, à travers le soutien des chefs locaux. Regroupés au sein de partis, que l’opposition qualifiait jusqu’aux années 1990 de “partis de l’administration”, ces notables étaient la clé de voûte du système électoral marocain. Solidement ancrés dans leur environnement, bénéficiant d’une solidarité clanique ou tribale et entretenant des réseaux d’intérêt et de proximité, ils disposaient de tous les atouts nécessaires pour remporter les mandats qu’ils briguaient. La main de l’administration n’était jamais loin pour donner un coup de pouce en cas de nécessité. Dans un pays majoritairement composé d’une population rurale, voter pour des notables était la règle dominante. Même les partis d’opposition ont fini par s’accommoder du système en s’appuyant eux aussi sur ce type de candidats, capables de décrocher des sièges.
Mais en 2011, un choc a eu lieu. Avec ses candidats militants, que souvent même leurs propres électeurs ne connaissent pas en tant qu’individus, le PJD a réussi à remporter plus que le quart des sièges à la Chambre des représentants. Le parti islamiste a réussi à se positionner comme une marque politique, un logo, une identité abstraite qui ne se confond pas avec les hommes qui la représentent. En mettant un candidat ou un autre dans une circonscription, ça ne changeait pas grand-chose aux choix des électeurs, portés sur la marque PJD. Ce changement a brisé la norme des notables faiseurs et défaiseurs de scrutins. Une mutation due à l’urbanisation galopante de la population marocaine, où les solidarités traditionnelles (tribus, origines ethniques…) sont faibles et quasi inopérantes. Le scrutin du 7 octobre prochain, qui s’annonce comme un duel entre le PJD et le PAM, sera une confrontation entre une marque politique bien établie dans les villes, et une redoutable machine électorale dont la puissance de frappe est fournie par les notables ruraux. Une configuration qu’on a vue se dessiner lors des élections communales et régionales de 2015, où le PJD est sorti gagnant dans les villes et le PAM dans les campagnes. La bipolarité PJD/PAM est donc loin d’être un artefact, une vue de l’esprit, mais elle est l’expression d’une transformation profonde, celle du Maroc postcolonial.