Les élections arrivent à grands pas. Bien évidemment toi, tu ne te sens pas totalement investie et passionnée par la campagne, mais tout de même, tu t’intéresses à ce qu’il se passe autour de toi, tu vis peut-être dans un aquarium, mais certainement pas dans une grotte. Et puis, surtout, tu t’intéresses à quel type de société ce pays est en train de bâtir. Parce qu’au final, c’est avant tout de ça qu’il s’agit. Et tu as un peu l’impression qu’en ce moment, on ne sait pas trop quel virage on a envie de prendre.
Tu regardes d’où on vient, tu trouves ça plutôt beau. Tu essaies de comprendre où on va et ça te fait un peu peur. Tu écoutes ton père te raconter cette Marche magnifique, ses chants et ses rêves. Tu l’écoutes parler des années de gloire et de celles de plomb aussi. Tu l’entends te raconter l’histoire. Tu repenses aux cheveux de ta grand-mère, à son regard qui ne savait peut-être pas lire grand-chose, mais comprenait tout. Tu te souviens de ton grand-père, de ses rêves d’indépendance, tu te souviens de son front qui n’a jamais été marqué par aucun sombre sceau malgré ses soixante-dix années de prières quotidiennes. Tu revois des photos de ta tante féministe dans les couloirs d’une fac où se fabriquaient de grands destins mais dont les murs délabrés ne racontent que la tristesse d’aujourd’hui. Tu repenses à cet oncle pieux qui prêchait l’amour, qui citait Rumi et Baudelaire. Tu vois ton cousin qui croit vendre une morale en ponctuant ses phrases de Soubhanallah. Tu feuillettes de vieux albums photos, tu revois une famille unie, une famille au sein de laquelle djellabas et robes savaient se parler. Tu as l’impression que ce dialogue se perd un peu. Et comme tu n’as pas envie de te dire que c’était mieux avant, tu aimerais bien essayer de te donner les moyens pour que ce soit mieux après. Tu as beau essayer de rester positive, l’actualité te déprime. Et la semaine dernière, cette manifestation sordide contre le gouvernement t’a donné envie de rire et de pleurer.
Ce n’est pas tant que tu aies envie de défendre le gouvernement, loin de là, mais de là à te sentir solidaire d’une bande de braves gens qu’un tracteur a poussés à sortir dans la rue, il y a un fossé que tu ne risques pas de franchir. Et en feuilletant un journal, tu lis un titre grotesque : “Une marche contre l’obscurantisme”. Sérieusement ? Ces journalistes ont donc osé un titre pareil. Une marche contre l’obscurantisme ! En regardant les vidéos des manifestants, c’est eux que tu as trouvés obscurs ! Et encore plus obscures sont leurs motivations pour sortir dans la rue. Les types avouent sans la moindre gêne ni honte qu’ils sont venus brandir des pancartes parce qu’on le “leur a dit”. Tout simplement. Toi tu trouves ça juste affligeant. Et surtout tellement loin d’une quelconque dénonciation de l’obscurantisme.
D’ailleurs tu te demandes où sont tous ces gens à chaque fois que l’obscurité s’abat un peu plus sur le plus beau pays du monde ? Tu rêverais d’en voir des manifestations et des slogans pour dénoncer les viols des gamines, les lynchages de présumés homosexuels, les arrestations d’amoureux ou les prêches haineux. Mais, visiblement, ce n’est pas la priorité. Les élections approchent. Il faut fabriquer au plus vite un monde binaire et essayer d’imposer un bon vieux “tu es avec nous ou contre nous” sans trop se poser de questions.
Tu n’as pas envie de n’avoir que ça comme choix. Tu as envie de croire que c’est possible autrement, que tu n’es pas condamnée à être manipulée ou à être voilée. Alors, parce que tu ne veux pas être otage d’un choix qu’on t’impose, et que tu veux continuer de croire que d’autres alternatives sont possibles, tu iras voter.