Après l’indépendance du Maroc, les différents scrutins étaient réglés comme du papier à musique. Chacun connaissait sa partition, la nature de son rôle et ce qu’il représente sur l’échiquier politique. Il ne fallait pas être un grand devin pour prévoir l’issue d’un scrutin et la dimension impartie à chacun des acteurs. Sous Hassan II, les élections se déroulaient, les gouvernements se composaient, l’opposition criait au hold-up et au tripatouillage, mais la vie politique continuait. Tout semblait être écrit d’avance. L’État agissait comme un démiurge, un créateur tout-puissant qui traçait souverainement les destinées politiques des uns et des autres. Le champ politique marocain avait ses propres lois naturelles, ses codes et ses invariables pesanteurs. Il fallait donc disposer d’une bonne armée de notables et de l’appui de l’État pour s’assurer d’une victoire électorale, confortable et sans risque.
Mais à partir de 2011, les choses ont changé. Un élément s’est introduit dans le logiciel politique et électoral marocain pour transformer la donne : la contingence et l’imprévisible. Plus personne n’a la capacité ni les clés pour deviner et pronostiquer les résultats des scrutins. On peut évidemment prédire que tel parti arriverait en tête et que tel autre perdrait de sa puissance, mais aucun n’est en mesure d’évaluer précisément les résultats électoraux et l’étendue de la victoire des uns ou la débâcle des autres. Par exemple, lors du scrutin de novembre 2011, les observateurs et les commentateurs politiques s’attendaient à une victoire du PJD, mais il leur était inconcevable que le parti islamiste remporte 107 sièges et obtienne autant d’écart sur ses autres concurrents. Malgré le mode de scrutin de liste, conçu comme une digue contre les raz-de-marée électoraux, le parti islamiste a réussi des scores quasi soviétiques dans certaines circonscriptions. Même Benkirane et ses frères n’espéraient pas une telle réussite.
Ce caractère imprévisible des événements se reproduit aux élections municipales de 2015. Dans un scrutin dominé historiquement par les logiques de notabilité, le parti islamiste a réussi une percée inédite et inattendue. Les grandes villes ont été raflées par le PJD et on est encore étonné de voir comment des quartiers de classes moyennes à Casablanca, Rabat ou Marrakech, qui votaient pour les partis de gauche, ont basculé vers le PJD. Plus personne ne semble avoir de prise sur le cours des évènements. Les intentions des électeurs sont devenues une boîte noire de plus en plus difficile à décoder, en l’absence de sondages sérieux et d’études scientifiques pour accompagner ces évolutions. Le caractère imprévisible et contingent des élections, dont l’État s’accommode et où l’électeur décide souverainement et impose ses choix, pour le meilleur et pour le pire, est peut-être ce qui définit ce régime politique, imparfait mais meilleur que tous les autres, qu’on appelle démocratie.