Le Centre d’accueil temporaire pour immigrés (Ceti), la clôture, la frontière. Telles sont les premières images de l’Espagne que les demandeurs d’asile à Melilia saisissent. À quelques encablures du village de Farkhana, face aux longs grillages surplombés de barbelés quadrillant un stupéfiant terrain de golf, le centre d’accueil, habituellement surpeuplé, semble comme déserté. C’est que les entrées en force dans l’enclave, sur la rive marocaine de la Méditerranée, se font de plus en plus rares, à l’exception de l’arrivée sporadique de familles syriennes fuyant la guerre. La plus grande partie des demandeurs d’asile sont désormais Marocains. Et homosexuels.
Les stigmates de la violence
Il est un peu plus de 10 heures ce matin d’avril, quand une dizaine de jeunes Marocains viennent à notre rencontre, les yeux rivés sur leur téléphone. Manifestement craintifs, tous semblent se serrer les coudes. Il faut dire que nombre d’entre eux portent encore les stigmates de la violence vécue au Maroc. Rares sont ceux qui acceptent de dévoiler leur véritable nom, leur origine, et encore moins de participer à un reportage pour la presse marocaine. Peur des représailles pour beaucoup, mais surtout le sentiment de s’exposer encore un peu plus au regard d’une société qui les a rejetés. “Je comprends la peur qu’ils ressentent. D’ailleurs, plus que de la peur, ils sont paniqués face à la répression dont ils pourraient souffrir si leur identité était dévoilée. Ils ont peur pour eux, mais aussi pour leur famille restée au Maroc. Nous parlons d’individus qui ont réellement risqué de perdre leur vie parce qu’ils sont homosexuels”, commente avec passion Alejandro Chaib, figure incontournable de l’activisme LGBT (lesbiennes, gays, bisexuel(le)s et transgenres) dans l’enclave espagnole.
Ouarda, 24 ans, est la seule qui accepte de nous raconter son histoire “sans tabou”. “Que ce soit au niveau de ta famille, de tes amis, de ton environnement, tout cela t’impose de cacher ce que tu es. Les homosexuels sont rejetés et détestés par tout le monde au Maroc, en raison de la culture et de la religion. Mais ce que les Marocains ou les musulmans ne savent pas, c’est que Dieu nous a créés comme cela”, explique-t-elle. Après la mort de sa mère, la jeune femme décide pourtant de révéler son orientation sexuelle au grand jour. Elle se souvient: “Je voulais être libre de me comporter comme je le voulais, mais à partir de là les problèmes ont commencé, au travail, avec mes amis, etc. Tout le monde m’a rejetée”. Finalement, “un ami m’a parlé d’un centre à Melilia qui acceptait les personnes comme moi. Alors j’ai tenté ma chance en venant ici. Au commissariat, ils m’ont donné un papier et j’ai dû attendre un mois avant de passer mon premier entretien. Je leur ai tout expliqué, mon histoire de A à Z, la violence, tout”, raconte encore Ouarda.
Les arrivées de demandeurs d’asile LGBT explosent
Selon les chiffres officiels, 72 autres Marocains seraient ainsi en cours de procédure, la majorité d’entre eux réclamant l’asile sur la base de leur orientation sexuelle, invoquant des persécutions liées à leurs préférences dans le royaume. “Le nombre de demandes d’asile de la part d’homosexuels marocains augmente de façon exponentielle, surtout depuis l’année dernière. Pour le seul premier trimestre 2016, il y a eu 45 demandes, et les autorités espagnoles ont accordé l’asile à 77 homosexuels marocains depuis 2015”, confirme Rafael Robles, président de l’association LGBT Amelga à Melilia. Un chiffre record, bien supérieur aux années précédentes durant lesquelles les autorités n’enregistraient en moyenne qu’entre 5 et 8 demandes d’asile basées sur l’orientation sexuelle par an. Une explosion qui fait suite à une véritable révolution du droit d’asile au sein de l’Union européenne.
En novembre 2013, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rendait à cet effet un arrêt décisif, reconnaissant, d’une part, l’homosexualité comme motif d’asile tout en établissant, d’autre part, le fait que les personnes homosexuelles peuvent désormais constituer un groupe social menacé dans certains pays. Face à l’afflux de demandes, les autorités espagnoles semblent avoir ralenti l’examen des dossiers et l’octroi du statut de réfugié. “Depuis le mois de janvier, il semblerait que les autorités espagnoles se soient rendu compte que certaines demandes d’asile ne correspondaient pas à la réalité, et qu’il y aurait des cas de migration économique déguisée”, confirme Rafael Robles. Et se déclarer homosexuel ne suffit pas pour obtenir l’asile. Encore faut-il prouver les persécutions. En effet, selon la CJUE, l’existence d’une législation pénalisant l’homosexualité, telle que l’article 489 du Code pénal marocain, ne constitue pas en soi un acte de persécution. Encore faut-il que les sanctions qu’elle prévoit soient réellement appliquées. “À ce titre, le Maroc opte pour une position très ambiguë en la matière. La pression internationale pousse le gouvernement marocain à ne pas appliquer la loi de manière stricte, mais d’une façon plus détournée”, analyse Rafael Robles. Mais le Maroc a été le théâtre de nombreuses agressions homophobes au cours de ces derniers mois, poussant de nombreux homosexuels marocains à fuir vers Melilia. “Au début, les personnes qui demandaient l’asile étaient toutes originaires du nord du Maroc, puis il y a eu un appel d’air qui s’explique notamment par un durcissement”, estime Robles.
À ce titre, l’affaire de l’agression des homosexuels à Béni Mellal reste dans tous les esprits. “Ce qui s’est passé à Béni Mellal est très inquiétant parce que si l’homosexualité est publiquement condamnée au Maroc, il est beaucoup plus rare que quelqu’un viole la vie privée, l’intimité de la maison de qui que ce soit d’autre”, commente le président de l’association LGBT, qui n’hésite pas à mettre en cause le gouvernement islamiste actuellement au pouvoir.
La fin du calvaire?
À son arrivée au CETI, Ouarda, qui espérait voir le bout du tunnel, fait une dépression de plusieurs semaines. “Au début, c’était très dur, j’ai dû consulter un psychologue. On ne se sent pas en sécurité d’un côté ou de l’autre de la frontière. C’est toujours un environnement arabe, un environnement musulman”, dit-elle en désignant au loin un groupe de jeunes Algériens postés à l’entrée du centre. “Plusieurs demandeurs d’asile ont été victimes d’agressions dans le centreville de Melilia. Ils se sont fait agresser sexuellement et physiquement par des Marocains de passage dans l’enclave”, confirme Alejandro.
En conséquence, la majorité des homosexuels marocains présents sur place constituent un groupe fermé, où l’entre-soi est devenu la règle. Rachid, 22 ans, sort rarement du CETI. Le jeune homme originaire d’Oujda témoigne : “Nous sommes de véritables parias, on nous accuse de tous les maux, chaque malheur, même les tremblements de terre qui ont frappé la région, est de notre faute, selon eux”. À ses côtés, Salim reste silencieux. Quand on l’interroge sur ce qui l’a poussé à quitter le Maroc, le jeune homme soulève son tee-shirt et exhibe deux cicatrices au ventre. Les séquelles de deux coups de couteau portés par son frère, après l’avoir surpris en train d’embrasser un autre homme. Mounir, la quarantaine, est arrivé il y a deux mois. Il explique avoir fui, non pas en raison d’agressions physiques et verbales –dont il dit avoir été victime à de nombreuses reprises–, mais suite au chantage de son ex-petit ami. Après leur séparation, ce dernier a menacé de publier sur Internet la vidéo de leurs rapports intimes s’il ne lui versait pas de l’argent. Pour Mounir, élevé au sein d’une famille très conservatrice, c’est le point de non retour. “Ils m’auraient tué”, assure-t-il calmement. Au fil de nos conversations, se dévoile le problème plus large d’une société qui impose un silence pesant sur la sexualité en général. La majorité des demandeurs d’asile marocains affirment en effet avoir été victimes d’abus sexuels de la part de leurs proches, de leurs voisins ou encore de leurs professeurs.
Se reconstruire… et ne jamais rentrer au Maroc
Pour tous, il s’agit dorénavant de se reconstruire. “Ici, je ne me demande plus si demain sera pire, si je vais encore rencontrer des gens qui vont m’insulter pour ce que je suis, parce que je suis lesbienne, si je vais encore perdre une autre amie. Tout ce que je demande c’est la liberté”, confie Ouarda. Forcés de quitter le Maroc, aucun d’entre eux n’envisage d’y retourner. “Il y a des gens ici qui ont menacé de se suicider, ils préfèrent mourir ici plutôt que de repartir”, témoigne la jeune femme. Pour les demandeurs d’asile, le séjour au CETI s’apparente à une sorte de labyrinthe où l’on perd la notion du temps. Mais, expliquent-ils, le pire est derrière eux, de l’autre côté de la frontière. “Je sais que les homosexuels et les lesbiennes au Maroc sont en train de vivre un cauchemar, je sais qu’ils ne peuvent pas s’exprimer librement, qu’ils doivent vivre leur vie en cachette, je leur conseillerai de venir ici, mais il leur faudra beaucoup de patience”, explique Ouarda, avant de conclure amèrement: “Cela dit, au Maroc, il faudrait doubler, voire tripler de patience pour pouvoir simplement survivre”.
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