Exemplaire. Depuis quelques années, le Maroc incarne aux yeux de la presse internationale une espèce de paradigme édifiant : pays musulman, mais “ouvert”, en transition politique stable, en émergence économique… Les facettes de cette exemplarité varient selon l’auteur, son intensité aussi, mais le fait est là : le Maroc est un modèle.
Qu’est-ce qu’un modèle ? On s’interroge rarement sur le concept et sur son inconscient : modèle de quoi ? Et pour qui ? À quel auditoire, à quels néophytes obéissants et attentifs le Maroc se présente-t-il comme un modèle ? Le modèle n’a d’existence qu’en satisfaisant à deux critères. Le premier est celui d’universalité : les briques qui composent cet édifice modèle doivent se retrouver ailleurs. Le second critère est plus subtil : c’est celui d’“exportabilité”. Car le modèle étant universel, encore faut-il que son porteur ait le désir et les moyens de l’exporter ailleurs. Il y a eu, au cours de l’histoire, des “modèles” exportables, mais pas universels : l’impérialisme allemand ou japonais, ou plus ancien, l’expansion grecque en Asie. Il y a eu, inversement, des universalismes sans pouvoir pour s’imposer : la plupart des religions dites universelles, hormis quelques réussites, se sont effondrées faute de bras armé pour exporter leur universel. Qu’en est-il alors de ce “modèle” marocain ? Il s’appuie sur un mélange de sunnisme, de réseaux confrériques et de culte chérifien. Cette combinatoire s’est déjà retrouvée ailleurs, au Yémen ou en Libye, par exemple. Son “universalité”, dans un cadre islamique, est donc attestée historiquement. Mais son “exportabilité” est beaucoup plus ambiguë. Le Maroc, dès la fin du Moyen-âge, est coincé dans sa façade atlantique. Des dynasties turques monopolisent le pouvoir de l’Oranais au Bangladesh. Le “chérifisme”, qui était un attendu de la légitimité partout dans le monde musulman classique, se retrouve dans un statut périphérique. Depuis, les choses n’ont pas changé. Le système politique marocain est resté exceptionnel plutôt qu’exemplaire. Exceptionnel face à la domination d’Istanbul. Exceptionnel face aux républiques révolutionnaires. Si modèle il y avait, c’était dans l’autre sens : l’Orient s’exportait, et le Maroc était assujetti à la position d’élève récalcitrant.
On voit l’ampleur du changement : il a fallu inverser le sens du flux culturel, faire que l’extrême Occident islamique puisse avoir quelque chose à dire à son Orient. Or, ni la tradition politique marocaine, ni ses capacités économiques ne le portent à diffuser son modèle. La carte du “domaine” concerné par l’hypothétique modèle marocain est parlante : il s’agit en réalité de l’ancienne aire d’influence chérifienne. Ce que Rabat exporte, et vers qui elle l’exporte, ce ne sont après tout que les fils dispersés de l’histoire commune de l’Afrique islamo-atlantique. Quant au reste, les pays du Golfe ou le Proche-Orient, le modèle marocain joue plus comme artifice rhétorique. Là-bas, rien de la combinatoire marocaine n’existe désormais : le chérifisme survit à l’état résiduel et l’alliance entre politique et confrérisme a vécu.
“Modèle” peut renvoyer à une autre acception : un témoignage d’excellence ou d’idéal, minoritaire et périphérique. Peut-être que le “modèle marocain” est à prendre dans ce sens : une singularité incompréhensible au sein d’une aire géographique en plein bouleversement. Et dans ce cas-là, loin d’être exportable et conquérant, le “modèle” marocain y est plutôt une espèce rare à protéger.