“L’intellectuel est un homme qui se trouve sur une scène publique en position de témoin”. Cette formule limpide, du philosophe anglais Isaiah Berlin, est probablement celle qui traduit le mieux le rôle et la fonction de l’intellectuel. Il est la boussole d’une société, son garde-fou qui la rappelle à l’ordre en cas de besoin, et dit au pouvoir ses erreurs et ses égarements. Il incarne la conscience morale d’un peuple, et accepte la solitude et le détachement que lui impose ce rôle. Inutile de rappeler des noms célèbres d’intellectuels qui se sont opposés au pouvoir en place, quitte à y laisser leur vie. Mais pour l’illustration, on retient, pour le cas du Maroc, l’exemple du fqih Abdessalam Guessous, un homme de science et de piété qui a osé défier le terrible sultan Moulay Ismaïl, au début du 18e siècle. Pour former une armée régulière, composée d’esclaves noirs, le sultan a décidé d’y engager les hommes capturés lors de ses conquêtes africaines. L’armée des Abid Al Boukhari est née de cette décision. Mais ce n’était pas suffisant pour lui.
Pour élargir ce corps et enrôler d’autres soldats, le sultan ordonne également de réduire en esclavage des personnes libres de confession musulmane, car ils sont noirs et descendants d’esclaves. Les ouléma contestent ce choix et s’insurgent contre Moulay Ismaïl. Le fqih Guessous devient la figure principale de ce mouvement et interpelle, avec véhémence, le souverain. Mal lui en a pris : le sultan ordonne d’emprisonner le vénérable alem, confisque ses biens et lui fait subir d’affreux supplices. Le fqih Guessous est assassiné quelques mois plus tard, sans se trahir ni renier ses positions. L’histoire du Maroc moderne foisonne de récits d’intellectuels, religieux ou séculiers, qui ont tenu bon face au pouvoir politique, quand il dérape ou prend une orientation autoritaire. Il suffit de voir les noms de quelques intellectuels liés, dans les années 1960 et 1970, aux partis du Mouvement national pour le comprendre.
Mais en ce moment, il y a un silence assourdissant des intellectuels marocains. Ces derniers sont eux-mêmes désabusés, perdus et préfèrent se retirer du débat public, dominé par le populisme et l’imposture. Ils continuent à mener leurs vies d’universitaires, de chercheurs ou d’écrivains, loin de la violence et l’agressivité des polémiques. Les buzz et les commentaires anonymes et désinhibés sur Internet ont fini par refroidir les personnes prédisposées à participer aux débats publics. Le climat culturel décourage à son tour les intellectuels à produire des idées, écrire et partager leurs points de vue. Dans un pays où un livre tiré à 5000 exemplaires est un best-seller, peu d’auteurs sont tentés de mettre de l’énergie, du temps et de la passion à écrire des livres destinés à une poignée de personnes. Et pourtant, au Maroc, il y a une demande de sens et de pensée. Dans un pays qui traverse une période de transition politique et démographique, et qui connaît un véritable clivage en ce qui concerne les valeurs, il y a une place pour le débat d’idées. Les intellectuels marocains doivent reprendre leur fonction de témoins et de producteurs de réflexion. Ils sont censés être conscients que les idées finissent toujours par changer le monde, et qu’il faut des générations entières pour parvenir au changement souhaité. Se retirer dans une tour d’ivoire est loin d’être une solution.