Qu’est-ce que le Maroc, géographiquement parlant ? Vu de loin, une fois le relief estompé, les forêts floutées dans l’aridité dominante, le pays redevient un long ruban longitudinal. Les cinq-cents kilomètres de largeur maximale, à vol d’oiseau, séparant l’Atlantique de la frontière orientale, ne sont rien face aux quelque 2300 kilomètres séparant le détroit de la Mauritanie. La géographie est un destin. Celui du Maroc est d’être un corridor nord-sud. Depuis Youssef Ibn Tachfine au moins, lorsque les deux extrêmes, andalou et sahélien, bornaient le domaine contrôlé par une ville fondée précisément à ce propos, Marrakech. Mais comment ? avec qui ? et contre quoi ? Les réponses dépendent de la conjoncture historique. Celle de ce début du troisième millénaire est différente de celle des Almoravides.
Cette colonne vertébrale géo-historique du Maroc ne peut plus être un segment isolé. Elle doit se relier à d’autres segments, comme des tubes insérés les uns dans les autres : au nord, depuis un demi-siècle, le cœur industriel et développé, situé entre Paris et Bruxelles, “coule” vers la péninsule ibérique. Au sud du Maroc, il existe un autre segment, celui de l’Afrique de l’Ouest atlantique. Quelque part entre le fleuve Sénégal et le delta du Niger, un autre axe de développement se construit, avec de grands pôles, Dakar, Abidjan, Lagos, et des pointes vers l’intérieur sahélien. Les investissements à Tanger montrent combien le détroit est aujourd’hui le point de contact entre ce segment Paris-Madrid et le Maroc. Au sud, les investissements marocains dessinent une autre liaison, avec l’axe ouest-africain. Il existe une logique invisible, peut-être même inconsciente, qui commande investissements européens au Maroc et investissements marocains en Afrique de l’Ouest : créer une continuité géo-économique entre la Belgique et le nord de la France – un des cœurs de la première révolution industrielle – et l’Afrique de l’Ouest. Selon le modèle du “trickle down”, un “ruissellement” de valeurs coule et coulera de plus en plus vite entre les deux bouts de ce corridor atlantique.
Abidjan, Dakar, Casablanca, Tanger, Madrid, Barcelone, Bordeaux, Nantes, Paris, Bruxelles, Anvers… autant d’étapes dans une route atlantique qui vaut bien la route de la soie. Celle-ci désigne le projet chinois de résurrection de l’axe eurasiatique. Pour le moment, malgré les investissements logistiques de Pékin, les zones en guerre, qui raturent l’Asie centrale et le Moyen-Orient, retardent la réalisation de cette route chinoise. Mais l’ambition de Pékin est juste : il faut désormais repenser en termes continentaux, en blocs de centaines de millions. L’Europe, la CEDEAO, et le Maroc entre les deux, peuvent à leur tour rêver d’une route transcontinentale et transculturelle.
Longtemps “atlantique”, accolé à “route” ou “commerce”, désignait le commerce triangulaire et l’exploitation de l’Afrique de l’Ouest et de ses populations par l’Europe coloniale. Mais le temps est venu de réécrire une nouvelle page, dans laquelle l’articulation des différentes composantes de cet axe atlantique se fera à nouveaux frais, avec une nouvelle vision. Demain, seul un bloc euro-africain, centré sur un bien commun, la façade atlantique, pourrait répondre à égalité à une Eurasie unifiée par la Chine.
A l’heure du Brexit et de l’égoïsme allemand, l’heure est venue pour l’Europe latine de revenir à son destin géographique : la confluence de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Afrique.