Porter des habits dits traditionnels, lors de certaines occasions, manger une cuisine très peu mondialisée, ces deux exemples, parmi tant d’autres, sont aujourd’hui rares dans des pays de la taille du Maroc, très proche de l’Europe occidentale, très ouvert économiquement et très dépendant culturellement. Il faut être massif et encore fermé commercialement, comme l’Inde, pauvre et éloigné des grands courants d’échange comme les pays du Sahel, très riche et idéologiquement cuirassé comme les pays du Golfe, ou très particulier et très puissant comme le Japon, pour se permettre ce genre d’originalité.
Alors pourquoi le Maroc s’insère-t-il dans le club très fermé des pays accrochés à des traits spécifiques ? Ces différences disparurent à la fois par exposition des pays du Sud à la modernité et par une politique volontariste. Et c’est sans doute là que réside la clef de cette particularité marocaine.
Dès le milieu du 19e siècle, dans l’Empire ottoman, en Chine, en Iran, les réformateurs ne luttent pas seulement contre les pesanteurs infrastructurelles de leurs sociétés respectives : illettrisme, condition féminine, despotisme politique, inégalités de caste… mais aussi, étrangement, contre les traits culturels les moins tangibles : le turban, qu’on interdit dans plusieurs pays musulmans “progressistes” au profit du chapeau, la barbe qu’on rase (c’est la Russie qui commence, dès le début du 18e siècle), les habits “orientaux” qu’on échange contre les frocs et les jaquettes. À ces dernières réformes, les responsables apportent des explications contournées : le turban n’est pas hygiénique, le seroual ralentit la marche… La cuisine n’échappera pas à cette entreprise d’occidentalisation sous couvert de progressisme. En Italie même, les futuristes ont voulu supprimer les pâtes qui ramollissaient les Italiens…
Au Maroc, après une période de modernisme agité et fragile dans les années 1950, il y eut un retour au conservatisme sous Hassan II. Démarche purement politique, mais qu’il appuya d’une mobilisation des symboles culturels. “Même” le roi porte des djellabas et les princesses des caftans, “même” la cour mange des tajines… Par mimétisme avec le Palais, notables ruraux et bourgeoisies provinciales maintiennent, voire réveillent, leurs traditions. Bientôt, il n’y a plus, dans les mariages et les baptêmes, lors des cérémonies officielles et dans les fêtes religieuses, que les gauchistes les plus endurcis qui portent un costume trois-pièces.
Cette guerre de basse intensité est aujourd’hui oubliée. Elle a été gagnée par “curialisation” : ce concept de Norbert Elias décrit la propension des cours royales à influencer les élites politiques et, de proche en proche, toute la société. Le résultat ne doit pas être négligé. Si la France, parangon de la république, est aujourd’hui une marque mondiale, c’est grâce à ses rois. Et si, inversement, la Russie, l’Iran ou la Chine, pays de très vieilles civilisations, ont perdu leurs spécificités, c’est par renonciation à cette pratique curiale. Aujourd’hui alors qu’on cherche à faire du “Maroc” une marque sur le marché culturel mondial, l’histoire de la curialisation intérieure du pays, dans les années 1960 et 1970, mérite d’être réécrite. Elle est l’autre face de la lutte qui a opposé le trône à la gauche.