À l'épreuve du temps. Choisir son camp

Par Abdellah Tourabi

Il y a des idées et des concepts qui ont la vie longue, très longue. Ils continuent à se loger dans l’inconscient des gens, guident leurs pas et leurs actions, même quand ils ne s’en revendiquent pas ou les utilisent rarement.

Les notions marxistes de “contradiction principale” et de “contradiction secondaire” en font partie, surtout chez une grande partie de la classe politique marocaine. Jusqu’au début des années 1990, les gauchistes marocains, influencés par la philosophie de Marx et sa lecture par Lénine, analysaient souvent le monde et décidaient des combats à mener, à l’aune de ces deux concepts. Selon cette logique, le changement se réalise à travers les conflits inhérents aux contradictions qui traversent notre société. Ces contradictions opposent dominants et dominés, riches et pauvres, classes bourgeoises et prolétaires, conservateurs et progressistes, etc. La contradiction principale, que les intellectuels révolutionnaires doivent détecter, est celle qui conditionne et détermine toutes les autres contradictions. Sa résolution enchaîne inéluctablement des transformations majeures. Pendant des décennies, la contradiction principale aux yeux des gauchistes marocains opposait le Makhzen et les forces progressistes du pays. Selon eux, démanteler le Makhzen et l’abattre était la voie royale pour remédier aux problèmes du Maroc.

Beaucoup d’eau a coulé, depuis, sous les ponts des relations entre la gauche et le Makhzen, mais cette analyse de la vie politique marocaine en termes de contradictions principales et secondaires demeure présente. Elle structure les approches et les stratégies des uns et des autres. Sa dernière manifestation est dans le clivage qui se forme entre deux camps, incarnés par le PJD et le PAM. Pour le premier camp, formé notamment par le PJD et le PPS, la contradiction principale oppose au Maroc les démocrates et les non-démocrates. Dans l’esprit du parti majoritaire et son allié, le risque majeur qui menace le Maroc est celui du non-respect de la volonté du peuple, exprimée à travers les élections et que des forces puissantes et obscures pourraient compromettre.

Pour les tenants de cette idée, l’usage de l’argent, des notables et la neutralité passive de l’administration peuvent saborder le processus de réformes engagé au Maroc. La ligne de fracture, d’après eux, est celle qui existe entre les partis qui respectent la règle du jeu démocratique et ceux qui essayent de la contourner et la plier à leur volonté. Pour le second camp, dont le PAM souhaite être le porte-étendard, la contradiction principale sépare modernistes et conservateurs, agents du progrès et forces de la régression. La menace qui plane, si on écoute cette lecture, vise les libertés individuelles, les droits des femmes et des minorités et risque de réduire à néant toutes les avancées enregistrées dans ces domaines. Chaque jour passé par les islamistes au pouvoir, d’après cette vision, est un danger supplémentaire qu’il faut contrecarrer et neutraliser. Les deux thèses s’affrontent dans les milieux politiques et intellectuels marocains. Elles seront déterminantes pour mettre un peu d’ordre et de sens dans un milieu qui en produit si peu.