Il est sans doute l’un des personnages historiques du Maroc qui ont subi une lourde injustice, persistante jusqu’à nos jours. Quand le nom du sultan Moulay Abdelaziz est évoqué, on pense généralement à un jeune souverain désinvolte, chevauchant avec sa tenue traditionnelle une bicyclette et dépensant des sommes mirobolantes pour se procurer des gadgets et des jouets modernes. Dans l’imaginaire collectif, il est l’incarnation d’un sultan faible, incapable de défendre son pays et plaçant son plaisir personnel et ses lubies au-dessus de l’intérêt collectif. Un enfant-roi, que le destin a placé sur un trône plus grand que lui. Comme tout mythe ou image d’Épinal, cette réputation contient une part de vérité, mais également énormément de fantasmes et d’erreurs. Moulay Abdelaziz a été le bouc émissaire de son temps et la victime expiatoire de l’histoire moderne du Maroc. Sa tragédie mérite d’être méditée pour en tirer des leçons sur l’inutilité de réformer quand les conditions s’y refusent et se dressent contre le prince ou le gouvernement en place.
Moulay Abdelaziz, comme le décrit le photographe français Gabriel Veyre, qui l’a côtoyé pendant de longues années, était un personnage incompris de son temps. Jeune sultan accédant au pouvoir, sans qu’il y soit préparé, il décide d’introduire une série de réformes profondes pour sauver son pays, le vieil empire chérifien. Convoité par les puissances impériales, notamment la France et l’Angleterre, criblé de dettes étrangères, et saigné à blanc par la prédation des caïds et les hommes du Makhzen, le Maroc était au bord de l’implosion. Un fruit mûr, prêt à tomber dans l’escarcelle de l’une des puissances européennes. Moulay Abdelaziz tente alors un dernier essai. Il ordonne une réforme générale de la fiscalité, inspirée de ce qui se pratiquait en Occident. Cette réforme, appelée Tartib, créait une taxe unique et générale qui s’imposait à tout le monde. Personne ne pouvait se prévaloir d’une quelconque qualité ou exhiber un statut particulier pour y échapper. Riche commerçant, pauvre fellah, descendant du prophète, puissant caïd… tout le monde devait contribuer selon un calcul précis à cet impôt. Pour le sultan, cette réforme était censée remplir les caisses vides de l’État, empêcher le Maroc de s’endetter à l’étranger, mettre fin à des situations d’injustice et uniformiser tout le système fiscal. Des mesures ambitieuses, celles de la dernière chance, avant que le Maroc ne perde son indépendance. Mal lui en a pris. Une impressionnante coalition d’intérêts divergents s’est liguée contre le sultan, précipitant sa chute.
Tout d’abord, les hommes de religion, les oulémas, se sont dressés contre lui, sous prétexte que cet impôt ne figure pas dans l’islam, et que c’est une invention étrangère introduite pour remplacer la Zakat. Les chefs de tribu et les caïds, vivant de prédation économique, rechignent à payer cet impôt et créent mille prétextes pour ne pas le collecter. Et enfin, les puissances étrangères, jamais loin, font un travail de pression et de sabordage pour que cette réforme ne soit pas appliquée. Résultat : les caisses du pouvoir central se vident, la légitimité du sultan est contestée et le pays traversé partout de soulèvements et de rébellions. Moulay Abdelaziz, isolé et désabusé, est destitué en 1908. Ses réformes avortées seront la dernière tentative pour sauver le Maroc du protectorat. Cet échec a nourri sa légende et l’injustice que lui inflige encore aujourd’hui l’histoire, un siècle plus tard.