À l'épreuve du temps. La revanche de l’Histoire

Par Abdellah Tourabi

“Les hommes font l’Histoire, mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font”, c’est avec cette formule, limpide et désenchantée, que le philosophe français Raymond Aron décrivait le cheminement impétueux et imprévisible de l’Histoire, que les hommes pensent vainement pouvoir maîtriser et en prédire les effets et les conséquences.

L’auteur de L’Opium des intellectuels avait de bonnes raisons de le penser. Lui qui a observé les égarements de ses contemporains qui n’ont pas vu venir le nazisme, dénoncé, très tôt, l’aveuglement des intellectuels français sur les horreurs commises au nom du communisme, senti la vague irrésistible de la décolonisation, mais qui s’est trompé, par solidarité religieuse et ethnique, sur l’expansionnisme israélien et son effet dévastateur sur la région. La formule de Raymond Aron décrit le mieux cet événement qui a eu lieu, il y a précisément un siècle, et dont les suites dramatiques se poursuivent jusqu’à aujourd’hui.

C’est ainsi que, le 16 mai 1916, un officier anglais du nom de Mark Sykes et un diplomate français nommé François Georges-Picot signaient un arrangement, qui allait porter leurs noms, sur le partage du Moyen-Orient entre les deux puissances européennes. Les accords de Sykes-Picot sont nés en ce jour funeste. Les deux hommes pensaient pacifier la région et mettre fin aux divergences entre la France et la Grande-Bretagne. Mais la boîte de Pandore a été ouverte et ne se refermera plus jamais. Selon un partage malheureux et arbitraire, les deux puissances se sont mises à dépecer la région, à dessiner des frontières et à créer artificiellement des entités qui auront du mal à devenir de véritables États-nations. Les artisans du partage et leurs héritiers ont fait peu de cas des réalités ethniques de ces entités, sous-estimé le poids de la religion et des clivages confessionnels, et cassé de grands espaces humains et géographiques.

L’exemple type de ce procédé est l’Irak. Ce pays a été formé, suite à ces accords, de trois anciennes provinces ottomanes, qu’on a rassemblées de force, sans prendre en considération leurs différences confessionnelles (chiite et sunnite) ou ethniques (Arabes, Kurdes, Turkmènes, Yézidis…). À la fin de la colonisation britannique, la minorité sunnite reçoit les clés du pouvoir et dirige le pays, en réprimant la majorité chiite ainsi que les autres composantes ethniques. Mais ces rapports de force seront bouleversés après l’invasion américaine de l’Irak, en 2003. La majorité chiite s’empare de l’État et de ses institutions et procède, par vengeance, à une répression des sunnites qui finira par alimenter les haines et les frustrations. Al Qaïda et ensuite Daech s’engouffrent dans la brèche et se servent de cette situation pour recruter et mobiliser au sein d’une population sunnite irakienne humiliée et exsangue. L’appel au jihad fera affluer des milliers de combattants sunnites dans le monde, qui rejoignent l’Irak et la Syrie pour établir le califat, mais aussi pour en découdre avec “l’ennemi chiite”. C’est ainsi que l’Histoire a pris sa revanche, sur ces hommes qui ont voulu construire des États et des nations, sans respecter les réalités sociales et culturelles du Moyen-Orient.