Ta vie en l'air. Langue complexe.

Par Fatym Layachi

Tu ne sais pas si c’est parce que le soleil se fait timide ou parce que ramadan s’approche à grands pas, toujours est-il qu’en ce moment tu te sens un peu désorientée. Du coup, aujourd’hui, tu passes la journée avec Zee chez sa grand-mère. Au moins là-bas, vu que le temps semble s’être arrêté en 1987, tu n’as aucun risque d’être bouleversée. Comme souvent chez les grands-parents, les maisons sont balisées de repères solides, et c’est exactement ce dont tu as besoin. Tu es affalée en chaussettes sur un canapé coloré, tu bois du thé avec trop de sucre, mais suffisamment d’amour et tu écoutes les milliers d’anecdotes que L’Hajja raconte tout en piochant régulièrement des petits gâteaux sur l’immense plat au milieu de la table. Tu as l’impression d’avoir douze ans et absolument aucun problème, c’est parfait. Tu n’as même pas sorti ton téléphone de ton sac, c’est dire si tu te sens à l’aise. Zee va faire un tour dans la cuisine et revient avec du pain qui vient de sortir du four, une moitié de pizza au thon, des fruits secs et une carafe de jus de fraise. Retomber en enfance, c’est aussi plonger avec délice dans les joies de l’anarchie alimentaire.

Il est dix-sept heures, c’est l’heure du rendez-vous cathodique de L’Hajja. Elle allume la télé, s’emmêle les pinceaux entre les trois télécommandes, bougonne un peu contre son petit-fils qui devait venir lui arranger la parabole et finit par trouver la bonne chaîne. Petite musique d’inspiration sud-américaine avec claviers larmoyants, brun ténébreux qui marche au ralenti et femme sensuelle qui regarde au loin : c’est bien le générique de sa telenovela préférée. Ça commence. Les yeux de L’Hajja s’écarquillent. Ça a l’air haletant. Vous êtes toutes les trois suspendues à l’écran. Vous avez très envie de savoir comment Roberto va réagir à la trahison d’Isabella. C’est là qu’un des oncles de Zee fait son entrée. En plus d’interrompre ce moment de suspense intense, il se met à râler en disant que c’est n’importe quoi ces doublages en darija. C’est vrai que le doublage n’est pas de grande qualité et que la bouche d’Alejandro semble dire “o” quand il prononce “a”, mais bon, ce n’est pas de la qualité technique dont se plaint le tonton.

Non, il estime juste que “la darija n’est pas une langue”. Ah bon ? C’est quoi alors ? Là, du coup, tu vas chercher ton téléphone. Tu veux savoir ce qu’est censée être la définition d’une langue. Le tonton grincheux n’a qu’à bien se tenir. Une langue c’est “un système de signes vocaux, éventuellement graphiques, propre à une communauté d’individus, qui l’utilisent pour s’exprimer et communiquer entre eux”. Ce n’est même pas toi qui le dis, c’est le dictionnaire. Et tu ne vois vraiment pas en quoi la darija n’est pas une langue. Tu la parles du matin au soir. Tout le monde autour de toi communique comme ça, mais ce ne serait pas une langue ! Mais alors ce serait quoi ? Tonton grincheux n’a pas de réponse à cette question. Assez vite, il se vautre dans les explications scabreuses. “C’est une langue de la rue”, “Ce n’est pas beau”… le tout en darija bien évidemment. Tu n’as même pas envie de lui parler du malhoun, du zajal ou de Nass el Ghiwane. Non, tu n’as pas envie de prouver que la darija est belle.

Depuis quand une langue, pour avoir le droit d’exister, doit-elle être considérée comme belle par un quelconque grincheux ? Cette langue existe. Point. Elle est parlée, elle est conjuguée, elle est chantée. Donc c’est une langue. Belle en poésie, vulgaire en insultes. Comme toutes les autres langues, quoi ! Mais, contrairement à toutes les autres, on ne veut pas l’écrire. Et tu te dis que, finalement, ça revient à refuser un pan de notre identité, à être un peu dans le déni de soi-même, à ne pas s’accepter complètement. Alors, il ne faut pas s’étonner qu’on soit complexes et complexés.