Dans sa bonne ville de Guercif, Zakaria Boualem a grandi dans un environnement où l’art n’était pas à proprement parler considéré comme une priorité. Le Maroc Moderne, à l’époque, n’avait pas jugé nécessaire de proposer aux habitants une offre culturelle. Certes, à chaque fête du trône, des dévots de la musique patriotique venaient pousser la chansonnette sur un podium prévu à cet effet, mais il serait exagéré de dire qu’ils provoquaient l’enthousiasme chez notre héros. Il est comme ça, le bougre, il a eu depuis le début beaucoup de mal avec les œuvres patriotiques. Par chance, un marché des cassettes florissant lui avait proposé une alternative digne, sous la forme de raïmen décomplexés et flamboyants, en tête desquels des héros comme Khaled et Raïna Raï.
Mais ce n’était pas tout. Chaque soir, à 18 heures, un homme se dévouait, sur les ondes de la chaîne nationale, pour livrer aux oreilles des Marocains une programmation extraordinaire de musiques rock, country, soul, funk… Feu Alifi Hafid, c’était son nom, mériterait bien une statue ou deux. Grâce à lui, pendant deux heures, notre héros se sentait un citoyen du monde qui découvrait les nouveautés musicales en même temps qu’un brave habitant de l’Iowa. C’est dans cette émission que le Boualem a découvert Prince. D’entrée, il a adoré le groove surpuissant proposé par ce nain, son sens du refrain, sa créativité débridée. Il lui a fallu deux ou trois ans pour avoir le droit de voir à quoi ressemblait ce bonhomme. Je suis conscient que ce dernier point est très difficile à expliquer aux plus jeunes d’entre nous. Car oui, il fut un temps où Internet n’existait pas. Un temps où la quête d’un objet musical relevait de la chasse au trésor, une sorte de travail à plein temps, où il fallait être aussi créatif que l’artiste pour réussir à obtenir son œuvre. Oui, vous avez raison, un peu comme un papier administratif.
Au final, on avait peu de disques, mais ils dégageaient un prestige immense, englouti depuis dans le grand flot du numérique mondialisé. Le Boualem avait donc, en vinyle, une dizaine d’albums chez lui, dont les plus marquants étaient un live de Marley monumental, un album de Sprinsgteen renversant, et un autre de AC/DC avec un canon dessus. Et puis, Sign O’ the Times, du génial Prince. Un mélange de funk, de rock et de pop, avec en plus quelque chose de lubrique qui n’était pas désagréable à l’adolescent d’alors. Depuis, il a suivi sa carrière avec passion. Certes, le nain pourpre n’a pas produit que des chefs-d’œuvre, mais c’est bien le prix à payer lorsqu’on décide de proposer beaucoup de musique à ses fans. Car le Boualem préfèrera toujours un artiste généreux, qui prend des risques, aux tristes sires actuels, qui pondent en grande pompe un single par an et consacrent ensuite tout le reste de leur énergie à compter leurs vues sur YouTube. C’est une question de génération, sans doute. Voilà, cette longue introduction pour vous expliquer à quel point la disparition du musicien l’a touché. Outre la tristesse de voir s’éteindre un talent de cet acabit, il y a l’affreuse impression que ceux qui partent ne sont pas remplacés. Oui, Zakaria Boualem le sait, c’est un discours de vieux con. Mais il n’y peut rien, il en est persuadé : il ne traîne pas l’ombre d’un Prince en devenir autour de nous. Ni de Marley, encore moins de Hendrix. Lorsqu’il déploie ce genre de discours négatif, on lui répond que c’est la faute aux maisons de disques, qui sont tombées entre les mains du grand capital, et qui ne prennent plus le risque, ni le temps, de développer des sons nouveaux. On lui explique qu’Internet, c’est le bonheur, puisqu’il y a tout plein de musique partout, et gratuite. On lui raconte qu’il est trop vieux, tout simplement. Peut-être.
Voilà, c’est tout. Une dernière chose : adieu l’artiste. Et merci.