C’est ainsi qu’au IXe siècle, Ibn Hanbal a été convoqué par le calife abbasside Al Mamoun, et ensuite par son frère Al Moâtassim, pour un débat religieux avec les oulémas du Palais. Ibn Hanbal ne reconnaissait pas la doctrine officielle de l’État et refusait de s’y plier. Les historiens musulmans relatent le supplice et les souffrances de ce dernier. Il a été emprisonné, enchaîné et fouetté avec une rare cruauté. Il passera les dernières années de sa vie emmuré chez lui, malade et portant les stigmates de sa persécution. Quant à Al Boukhari, et après un long périple à recueillir les hadiths, il décide de retourner chez lui, dans l’actuel Ouzbékistan. Disciple d’Ibn Hanbal, il se heurte également à la même doctrine officielle de l’État. Chassé de partout, humilié par les gens et indésirable là où il s’installe, il vit pendant des années des moments très difficiles. Comble de l’ironie, il sera excommunié et accusé d’être un impie, un kafir. Son désespoir est tellement immense qu’il va crier, quelques jours avant sa mort : “Dieu, ramène-moi auprès de toi, sur cette terre, il ne me reste plus de place”.
Les destins bouleversants d’Ibn Hanbal et Al Boukhari nous renseignent sur plusieurs choses. Tout d’abord, il y a cette relation toujours tendue entre les hommes du pouvoir et ceux du savoir (ceux qu’on appelle aujourd’hui les intellectuels) dans l’histoire du monde musulman. Cette histoire foisonne, pendant 14 siècles, de récits dramatiques qui racontent les persécutions subies par ces derniers. Une violence qui perdure de nos jours. Une idée qui ne correspond pas au discours officiel est toujours considérée comme suspecte, subversive et par conséquent ennemie. Son auteur doit être châtié et si nécessaire éliminé. L’expression “les insectuels”, que l’on doit à l’un des personnages de Driss Chraïbi, traduit le mieux le mépris des hommes du pouvoir pour cette caste récalcitrante de citoyens. L’histoire d’Ibn Hanbal et Al Boukhari est également la meilleure illustration que l’on ne cessera jamais de marteler et répéter : les idées minoritaires d’aujourd’hui sont souvent celles qui prendront le dessus demain. Les réformateurs, les innovateurs, les iconoclastes, ceux qui refusent de se plier à la doxa, au pouvoir anesthésiant de la tradition, se heurtent toujours à la résistance de la société. Cette résistance est un réflexe humain. Mais des convictions chevillées au corps, un discours cohérent et solide et un travail d’idées finissent toujours par vaincre. C’est le cycle naturel des idées et des hommes.