Il n’est pas rare de discerner des larmes sur le visage de ses interlocuteurs. Dans le public des conférences sur la tolérance qu’elle donne, « quatre fois par semaine, dans les écoles, les prisons », au Maroc ou en France, sur les plateaux de télévision ou dans les rangs des assemblées officielles. Car la souffrance de Latifa Ibn Ziaten est palpable. Ça part du ventre et ça remonte. De passage au Maroc, elle nous donne rendez-vous dans une rue de M’diq « où on vend le poisson par terre ». Vêtue d’une élégante djellaba noire assortie au foulard qu’elle porte, elle choisit paisiblement son déjeuner et salue les nombreux visages familiers. Ses yeux s’embuent encore à l’évocation de son fils Imad, avec qui elle a dessiné les plans de l’appartement de M’diq dans lequel elle nous accueille, à une dizaine de kilomètres de Tétouan, où elle a vu le jour en 1960. Une douce lumière d’hiver baigne les photos souvenirs de son cadet disparu, accrochées aux murs du salon. Le 11 mars 2012, ce parachutiste de l’armée française est abattu d’une balle dans la tête, à Toulouse, par le terroriste Mohamed Merah. La fin d’un monde pour Latifa Ibn Ziaten. « Le matin, il allait faire son jogging sur la corniche, en bas, et je marchais derrière lui. Une fois arrivé au bout, il m’offrait le petit-déjeuner… Imad était plus que mon fils. Il était mon ami, mon confident », murmure la mère. Le parachutiste est enterré le 25 mars 2012 dans le cimetière de la ville côtière. Mais après lui, pour sa mère, c’est tout sauf le déluge.
Sur tous les fronts
« Quarante jours après sa mort, j’ai déposé les statuts de mon association, Imad Ibn Ziaten pour la jeunesse et la paix », confie-t-elle. Depuis, la responsable associative, qui a quitté son poste d’employée municipale à Rouen n’arrête pas. Pour qu’il n’y ait « plus jamais Merah ». En 2013, elle sort son livre Mort pour la France (Flammarion). Depuis, elle est sur tous les fronts, entre rendez-vous à l’Élysée, émissions, conférences sur la tolérance et le dialogue interreligieux aux quatre coins de la France. Fatiguée ? « Je ne le suis jamais. Je mène ce combat pour que Imad reste en vie, il me donne de la force. » Même lorsqu’elle doit se faire violence. Le 19 novembre dernier, Latifa Ibn Ziaten reçoit le prix de la Fondation Chirac pour la prévention des conflits. « J’ai demandé de l’aide. Je leur ai dit que mes assistantes à Rouen n’avaient pas de toilettes dans leur bureau et qu’elles devaient courir dans un café pour se soulager. Je n’utilise jamais ce langage d’habitude, mais là j’étais obligée », confie-t-elle en rougissant. Un franc-parler qui veut soulager les vessies, mais surtout les cœurs.
Les larmes du roi
« Ce n’est pas facile de parler de ce qui nous est arrivé, et Latifa nous a soutenus psychologiquement plus que nos familles ont pu le faire », raconte Fatima Maghni, dont le mari a été tué lors de l’attentat d’Argana à Marrakech, en 2011. Elle fait partie des 23 Marocaines conviées par l’association d’Ibn Ziaten au séjour « Femmes unies pour l’avenir » en décembre 2015. « Tous les soirs, nous nous installions dans le grand salon de l’hôtel et, jusqu’à une heure ou deux heures du matin, nous débattions du voile, des attentats, de l’avenir. Elles avaient besoin de parler, de se libérer », se souvient Hind Kharbach, assistante et secrétaire de Latifa Ibn Ziaten. Pendant dix jours, ce groupe composé de femmes membres d’associations des victimes du terrorisme sillonne la France pour découvrir le patrimoine culturel français. Opéra Garnier, château de Versailles, mémorial de Caen… toutes les occasions sont bonnes pour les extraire de leur quotidien et ouvrir le dialogue. « J’ai d’abord trouvé des femmes en colère, qui craignaient que je ne leur vole leurs associations. Puis, jour et nuit, je les ai écoutées et je leur ai expliqué qu’il fallait être calmes pour faire passer un message. Si je parle fort, personne ne va m’entendre », assure Latifa Ibn Ziaten, dont la voix porte jusqu’au Palais. Peu après l’attentat qui a emporté son fils, Mohammed VI la contacte pour la première fois par téléphone et « fait un geste financier » pour son association. Vient ensuite le « moment magique », en septembre dernier. « J’ai rencontré le roi en tête-à-tête, dans son palais de Tanger. Il m’a posé des questions sur Imad, il avait les larmes aux yeux. Puis il m’a demandé si j’avais été contactée par des journalistes au Maroc, si j’étais aidée dans mon combat, ici. » Depuis, Latifa Ibn Ziaten multiplie les actions dans son pays natal. En décembre dernier, elle donne plusieurs conférences sur la tolérance religieuse et l’éducation dans la région de Tanger-Tétouan, notamment à l’École normale supérieure de Martil. « Il y avait d’abord un malaise dans l’assemblée concernant la montée de l’islamophobie en France – ce sont peut-être des jeunes qui iront étudier ou travailler en France –, mais elle leur a dit qu’il fallait être patient et essayer de comprendre ce qui se passait. Elle a su les rassurer », se souvient son assistante.
Le pouvoir des pierres
Lorsque Latifa Ibn Ziaten est dehors, il y a toujours un homme à ses côtés qui scrute les alentours. « J’ai déjà été menacée deux fois. Alors aujourd’hui, je suis toujours accompagnée d’un garde du corps », confie-t-elle. Mais qui pourrait bien en vouloir à la « mère courage » d’un militaire français assassiné par un terroriste ? Au moins deux individus, qui l’ont agressée le 8 décembre dernier, après son intervention lors d’un débat sur la laïcité à l’Assemblée nationale, à Paris. « Ils m’ont suivie jusqu’à l’ascenseur, après mon discours. Ils m’ont dit que je faisais honte à la France à cause de mon foulard et que je n’étais pas française. Ils étaient si en colère qu’ils avaient de l’écume aux commissures des lèvres. » La militante se caresse machinalement la cuisse. Elle ne s’en cache pas, leurs mots l’ont blessée. « Je porte plainte parce que si je ne fais rien, ils pourraient faire du mal à quelqu’un d’autre. Il faut qu’ils sachent qu’ils doivent le respect. » Et qu’ils n’ont pas affaire à n’importe qui. Latifa Ibn Ziaten est un roc.
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