Dans un pays où les trains sont toujours incapables d’arriver à l’heure, ils déplacent des dizaines de milliers de personnes dans l’ordre et sur tout le territoire. Face à des partis et des syndicats à la base dispersée ou introuvable, ils groupent et organisent des masses sans publicité ni moyens. À côté d’une élite prétentieuse, se vantant de son civisme et de sa culture, ils inventent, mine de rien, une culture populaire et globalisée, qu’admirent des publics à l’autre bout du monde. Eux ? Les supporters des grands clubs de football marocains. Oui, les fans du Raja, du Wydad, du MAS et de tant d’autres ne sont pas (que) les sauvageons qu’on se plaît à décrire depuis quelques jours, avec une étrange jouissance mâtinée de snobisme et de dédain.
Oui, il faut arrêter les coupables des crimes de samedi dernier, sanctionner les instances des clubs ou des associations qui ferment les yeux sur les marges violentes de cette culture des stades. Mais celle-ci, en soi, n’est en rien criminogène.
Le monde des ultras du foot fait peu parler de lui. À tort. Depuis une quinzaine d’années, les différentes associations de fans des grands clubs marocains ont réussi à placer ceux-ci dans le cercle très fermé de la culture footballistique mondiale. Désormais, à Istanbul comme à Athènes, à Rome comme à Buenos Aires, tifosi et aficionados européens et latino-américains savent qu’il existe, sur un bout de terre africaine, des foules capables de produire des “tifos” impressionnants et des chants entraînants repris en boucle sur les réseaux sociaux. Désormais, le derby casablancais compte parmi les derbies les plus prisés mondialement. Le Maroc, ce pays si attentif à son image extérieure, devrait se pencher dessus de plus près : à côté du golf et de l’équitation, à côté des festivals culturels élitistes, et sans crier gare, une autre mondialisation marocaine fait son chemin.
Le mépris de classe qui dénigre la passion pour un ballon, mais s’exalte à la vue d’une petite boule roulant vers un minuscule trou, doit s’interroger. Dans la société sans travail que nous préparent la robotisation et la fin du salariat, la passion du foot est une gestion du désœuvrement. Dans la société post-idéologique que prépare la fragmentation des partis historiques, les clubs de supporters réussissent la gageure de pacifier des émotions collectives dans le plus total désintéressement.
Les morts de samedi dernier sont tombés sur un champ d’honneur, celui d’une guerre (mondiale) qui ne dit pas son nom : des sociétés qui se désintéressent des nouvelles générations et qui, ensuite, par des voix respectables ou à travers l’inconscient autoritaire de leurs élites, condamnent et réclament des peines.
On peut se désintéresser du football, et de tout sport spectaculaire plus généralement. On ne peut passer à côté de cette réalité : les supporters marocains sont le dernier vivier d’un patriotisme urbain et d’une culture populaire dynamique malgré l’indigence des moyens. Les ultras de Frimija ou de Magana prouvent, à chaque rencontre, que les Marocains, qu’on dit désorganisés et individualistes, peuvent d’eux-mêmes se mobiliser, bénévolement, au service d’une émotion librement choisie.
Les stades, les tifosi et les bannières ne sont pas responsables de l’inégalité économique, de l’opportunisme ravageur des politiques, de l’incivisme des riches… Peut-être même adoucissent-ils un peu cette réalité. Le temps est venu de les reconnaître, enfin, et de les associer à la vie commune.