C’est sans doute l’un des livres les plus importants de l’histoire intellectuelle de notre pays. Annobough Al Maghribi (“Le génie marocain”), de Abdellah Guennoun, fait partie de ces ouvrages qui marquent les cœurs et les esprits. Ce livre a une histoire qui mérite d’être racontée. Au début des années 1930, le jeune Abdellah Guennoun, issu d’une bonne famille de Tanger, est excédé par la condescendance des Arabes d’Orient envers la culture du Maroc, sa civilisation et sa littérature. Il s’attelle alors à la rédaction d’un livre phénoménal, d’un millier de pages, consacré au génie marocain à travers l’histoire. Guennoun écume les documents et passe en revue des centaines de noms qui ont eu une influence déterminante dans plusieurs domaines. On y retrouve des poètes, des mathématiciens, des ouléma, des maîtres soufis, des géographes… dont la notoriété dépassait les frontières du Maroc.
À sa publication, le livre est interdit par le protectorat français. Il avait fallu attendre l’indépendance du Maroc pour découvrir et lire Annobough Al Maghribi. Futées et mesurant le poids des idées, les autorités coloniales avaient compris le message de l’ouvrage et son objectif. Le livre de Guennoun affirmait l’existence d’une identité marocaine propre, qui s’est forgée à travers l’histoire, mélange unique d’influences diverses et d’une trajectoire culturelle particulière. Une identité multiple et complexe. Abdellah Guennoun n’utilise pas le mot, mais il s’agit de la fameuse “Tamghrabit”, cette marocanité qui intègre les dissemblances pour en forger une nation.
Ce pays, dans sa singularité, n’est ni d’Orient ni d’Occident, ni totalement arabe ni intégralement berbère. Il est ce qu’en ont fait les vicissitudes de l’histoire et les aléas de la géographie. Les chroniqueurs musulmans le qualifiaient de Jazirat Al Maghrib (la péninsule occidentale), signe de son détachement et de son insularité culturelle. Il reçoit, absorbe et intègre. Il est à l’image des dynasties qui l’ont gouverné, un kaléidoscope de racines et d’affluents, comme les Almoravides, issus de tribus berbères du Sahara et dont la langue “officielle” était l’arabe. L’islam, qui a cimenté cet édifice, intégrait à son tour les croyances et les spécificités locales pour en faire un islam marocain, dont le soufisme est l’une des manifestations de son génie national. Les sanctuaires des marabouts musulmans jouxtaient les tombeaux des saints juifs, et parfois se confondaient.
Il ne s’agit pas d’un tableau idyllique ou d’une image d’Épinal, car l’histoire du Maroc est faite également de tensions, de crises et de conflits, où le sublime côtoie l’abominable et l’abject. Mais cette Tamghrabit est l’ADN d’une nation, le fil rouge qui relie les hommes et traverse les siècles, une identité commune qui transcende, malgré tout, les différences et les particularismes. Elle est cette langue de tous les jours, la darija, mélange de lexique arabe et de phrasé berbère, idiome d’une communauté nationale si singulière. Une identité séculaire et profonde, qui nous unit au moment des crises, comme c’est le cas aujourd’hui autour de la question du Sahara, pour affirmer que le Maroc est une nation, ancienne et indivisible. Et elle continuera de l’être.