Un royaume situé en zone grise, qu’un coup de pouce pourrait propulser au rang des démocraties et un battement d’aile suffirait à bousculer dans les ténèbres. Longue et interminable transition, porteuse d’espoirs et de dangers. Angoissés chroniques, ces démocrates et progressistes pensent que leur voix est inaudible, qu’ils sont minoritaires, incompris et impuissants. Ils ne se reconnaissent plus en aucun parti, se méfient de l’État et ne voient dans la vie politique marocaine qu’une vaste vallée de larmes et de dépit. Et pourtant, ce sont leurs idées et leurs valeurs qui sont en train de l’emporter.
Il ne s’agit pas d’un optimisme béat ou d’un vœu pieux. Quand on se place sur la longue durée, et à l’échelle des transformations sociales et économiques qui touchent le pays, on ne peut que le constater. Leur langage, leur référentiel et leur vision du monde sont adoptés même par leurs plus irréductibles adversaires. Ainsi, les islamistes marocains ont sécularisé leur discours et ne parlent plus de Charia, de gouvernement de Dieu, de femme soumise à l’homme, et ne jurent désormais que par la démocratie, les élections pluralistes, l’égalité et les droits de l’homme. Un islamiste des années 1980 ne reconnaîtrait pas ses épigones actuels et ses héritiers.
L’État adopte aussi le même discours et l’inscrit dans le marbre de la Constitution et des lois organiques. La bataille sémantique, celle des mots et du langage, a été remportée par les progressistes et les démocrates. Leur transformation en foi et en actes est en marche, sauf accident de l’histoire. Une transformation longue et patiente qui touche également la société marocaine, qui vit désormais en arbitrage permanent entre ses valeurs antiques et traditionnelles et un nouveau référentiel, moderne et ouvert. Il en résulte des crispations, des spasmes et de la schizophrénie culturelle, conséquences naturelles d’un pays qui change. Ce sont ces valeurs humanistes et modernistes qui sont l’horizon et l’avenir du Maroc. Elles sont portées par des femmes et des hommes qui conçoivent la spiritualité comme une question intime, les libertés comme une responsabilité individuelle et non comme une menace, et la démocratie comme un espace où s’affrontent des divergences. Ils sont certes minoritaires, mais leurs idées sont dominantes, car justes et nécessaires.