Dans La terrasse par exemple, il filme une soirée mondaine où des amis se retrouvent pour discuter, s’amuser et oublier les tracas quotidiens. Ils sont des quinquagénaires, appartenant à la gauche communiste ou socialiste, au sommet de leur carrière politique ou intellectuelle. Au bout d’un moment, et en ressassant quelques souvenirs, l’amertume prend place. Ils se rendent compte qu’ils ont voulu changer le monde, mais le monde a fini par les changer. Coupés des gens, vivant en vase clos, obligés de composer avec la réalité et ses contraintes, ils ont renoncé à leurs rêves et utopies d’antan.
Ce désenchantement décrit par Scola n’est pas une fiction ni une situation exclusive à l’Italie de la fin des années 1970. Il est là, présent, s’accélère et s’amplifie. Nous le vivons chez nous au Maroc, avec des expériences et des acteurs qui changent juste de visages et d’étiquettes. L’échec des grands récits, ces idéologies qui promettent la justice dans le monde et l’égalité pour tous, a rendu ces désillusions inévitables. La dernière de ces utopies, l’islamisme, est en train de produire là où il gouverne son propre désenchantement. Il est intéressant de comparer le discours d’un dirigeant du PJD il y a 20 ans et son action aujourd’hui. Les grandes envolées lyriques et les slogans enflammés ont cédé la place à la froideur des chiffres, des bilans et de l’action concrète. Ils ont voulu écrire la politique en poésie, là ils sont contraints de la rédiger en prose. Comme les personnages du film La terrasse, la réalité a fini par les changer. Une amère expérience que la gauche a connue bien avant au Maroc, après avoir accepté de former le gouvernement de l’alternance en 1998. Quelques années plus tard, la déception est le mot qui revient le plus pour qualifier cette expérience. La gauche ne s’en est pas encore remise.
Cette déception de plus en plus inhérente à la vie politique s’explique par une quasi- impossibilité à gouverner. Et encore une fois, le Maroc n’est pas une exception. De puissants leviers de pouvoir, économique notamment, échappent complètement aux hommes politiques. Ces derniers peuvent prodiguer mille et une promesses, faire miroiter de grands changements, annoncer une nouvelle manière de faire les choses, ils se retrouvent, in fine, obligés de mener les mêmes politiques, à quelques variations près. Abdelilah Benkirane ne dévie pas de la ligne adoptée par ses prédécesseurs, François Hollande en France reproduit ce que faisait Sarkozy, et ainsi de suite. Les hommes politiques se succèdent, leurs caractères et tempéraments varient, mais la nature du pouvoir et son exercice demeurent invariables. Une situation qui explique l’agacement perpétuel des citoyens, la méfiance envers les élites politiques et le choix du populisme comme refuge et exutoire.