Un ministre du Sud rate un prétérit anglais irrégulier, ou trébuche sur un accord français, la presse de son pays, ses électeurs, son parti même, en font un buzz médiatique, un mini-scandale qui, sans briser une carrière, peut mettre en jeu le parcours politique de l’indélicat grammairien.
Cette inégalité de traitement porte un nom: le « bilinguisme asymétrique ». Le postcolonial est sommé de parler la langue, ou l’une des langues de ses anciens maîtres. Il y va de son insertion économique et géopolitique internationale. L’inverse n’est vrai que dans l’ordre de la courtoisie: même d’un ambassadeur occidental accrédité auprès d’un pays du Sud, on n’attend guère la maîtrise de la langue indigène, le plus souvent une vague connaissance de quelques clichés culturels suffit à légitimer sa capacité à traiter avec ses interlocuteurs.
Plus tortueux (plus drôle aussi?) est le bilinguisme intérieur. Au Maroc, un ministre qui loupe une terminaison française est immédiatement épinglé par l’opinion publique comme indigne de son poste. Beaucoup de membres du gouvernement actuel en savent quelque chose. Un officiel dont l’arabe est tout juste correct sera au contraire salué comme faisant un grand effort. Il en va de notre scène politique et médiatique intérieure comme de la scène internationale: la maîtrise du français reste considérée comme un prérequis disqualifiant au seuil de l’entrée dans les hauts rouages de l’État et l’arabe est une coquetterie. Dit autrement: l’élite marocaine est monolingue (francophone), le reste du peuple tente d’être bilingue (arabophone et mauvais francophone).
Le plus paradoxal, c’est que trois décennies d’arabisation ont à peine fait bouger les choses. Il semble au contraire que la massification de l’éducation jointe à son arabisation aient amplifié l’association inconsciente entre français et pouvoir. Depuis 2011, les lignes ont bougé, malheureusement pas dans le bon sens. L’idéalisme démocratique souhaiterait un réel bilinguisme symétrique: faire en sorte que l’arabe et le français soient maîtrisés par tous et également. Mais le ressentiment populiste souhaiterait inverser le bilinguisme asymétrique: une domination de l’arabe qui tolérerait un français marginal et honteux, honteux de son arrière-fond colonial et élitiste.
Mais la clef ne réside ni dans les démagogies arabisantes, ni dans l’idéalisme pédagogique. Si le Maroc est adepte d’un féroce bilinguisme asymétrique, ce n’est pas seulement par héritage colonial: la structure de la société marocaine « veut » l’asymétrie culturelle. Si, par je ne sais quel miracle de gouvernance, les prochains écoliers deviennent véritablement bilingues, les élites marocaines se débrouilleront pour produire une nouvelle asymétrie. L’engouement pour l’anglais, et pourquoi pas demain pour l’allemand ou le chinois, tendront à reproduire non pas le mépris pour telle ou telle langue, mais le mépris pour la langue du peuple. N’oublions pas que l’arabe classique fut longtemps réservé à l’élite, le berbère et les dialectes laissés au peuple. Aujourd’hui il parle arabe? Soyons francophone. On veut qu’il parle français? On sera anglophone.
La clef de la question linguistique marocaine n’est pas pédagogique ou culturelle. La fracture linguistique marocaine est une fracture sociale et politique.