C’est bon, tu as survécu au passage de la nouvelle année. Ton estomac mériterait une médaille. Il a réussi à concilier le petit-déjeuner du Mawlid et le dîner de Noël dans une même journée. Depuis, il faut bien reconnaître que ton activité principale a été de manger. Et ce n’était pas de tout repos: une totale anarchie alimentaire dans la joie et la bonne humeur. Tu as su passer du foie gras au couscous et du lben au champagne avec la plus grande aisance. Après tout, les bonnes choses ne connaissent pas de frontières. D’ailleurs aujourd’hui, c’est méchoui et galette des rois chez ta tante. Le premier déjeuner en famille de l’année. Et potentiellement la première indigestion aussi… Ta tante vient de rentrer d’Istanbul. Alors, forcément, en plus des jolis bracelets contre le mauvais œil, elle a aussi plein d’anecdotes rigolotes et de théories un peu floues à raconter. Tu sens que ce déjeuner risque d’être long.
Elle dit qu’elle adore la Turquie. C’est vrai que ça a l’air sublime. Du coup tu veux bien la croire. En même temps, tu te demandes un peu comment quatre jours dans un cinq étoiles qui ressemble à ceux où elle passe ses week-ends, avec pour seule différence locale la vue, ont pu lui inspirer tant de réflexion. Au fond, ce qu’elle a vu d’Istanbul, c’est le Bosphore qu’elle a admiré depuis la terrasse de sa suite entre deux massages. A part ça, elle s’est contentée de visiter une mosquée en couleurs, de déguster goulûment des feuilles de vigne et de passer vingt minutes chez un bijoutier (celui des bracelets donc). Comment si peu d’immersion peut-il procurer le sentiment de connaître quoi que ce soit d’un pays? Parce que Madame ne se contente pas de dire qu’elle a trouvé son séjour agréable et qu’elle a apprécié les couchers du soleil en peignoir, Madame a bien entendu une analyse. Et tout en trempant une petite bouchée de méchoui dans le cumin, elle se lance dans une logorrhée sur l’empire ottoman. « Ça a tout de même été longtemps l’un des plus puissants États de la planète! » Certes, mais tu ne vois pas le rapport tout de suite. Elle non plus d’ailleurs, c’est sans doute pour ça qu’elle passe assez vite à Atatürk, « le fondateur de la Turquie moderne, républicaine, unitaire et démocratique. ». Bon, à défaut d’avoir compris quoi que ce soit aux enjeux géopolitiques d’un pays qu’elle a à peine vu, tu dois lui concéder qu’elle a bien retenu la leçon. Elle se lance donc dans un concentré de banalités à la prétention gentiment savante. Et, assez vite, le déjeuner se transforme en agora de bas étage qui vante les mérites du parti au pouvoir en Turquie. Tu avais raison en prédisant l’indigestion. De son analyse savante de salon de l’AKP à celle du PJD, forcément il n’y a qu’une phrase. Et donc, après avoir loué les mérites du « modèle turc », elle sert sa phrase joker: « Après tout, ce sont nos traditions ». Ah bon? Vraiment? Toi, tu es peut-être un peu stupide, mais tu as du mal à voir des traditions communes entre le Maroc et la Turquie. Mais bon, c’est elle l’experte du jour, donc tu ne vas pas la contredire. Elle voulait sans doute parler de l’islamisme. Mais pour le coup, tu vois encore moins le rapport avec les traditions.
L’islamisme est une doctrine politique moderne. Ce serait bien si ta tante et d’autres gens autour de toi cessaient d’envisager cette doctrine comme une quelconque tradition. Et tu aimerais surtout savoir en quoi c’est un modèle. Tu as peur de comprendre. Serait-elle en train de parler de laïcité? Mais oui, c’est bien de ça dont elle parle! Elle vous sert nonchalamment un « c’est formidable ce pays, c’est musulman et laïque! ». Elle a lu le Coran en diagonale et ne sait pas où placer le i tréma, mais peu importe, elle semble convaincue par cette phrase toute prête qui l’arrange. Une bien jolie vitrine. Un beau mirage qui endort les modernistes de salon qui ne craignent que pour la fraîcheur de leur bière et pas assez pour l’avenir de leurs enfants. Heureusement, la galette est servie. Ta petite cousine a la fève. On lui donne une couronne en papier, elle est ravie. Elle ne veut pas choisir de roi. Elle veut être reine toute seule. Elle a bien raison.