Dans son roman Les frères Karamazov, Dostoïevski imagine un dialogue entre Jésus revenu sur terre pour s’enquérir de l’état de ses fidèles, et un cardinal, grand inquisiteur qui envoie les hérétiques au bûcher. Dans sa grande compassion et son amour de son prochain, Jésus désapprouve ce qui est fait en son nom, car les hommes méritent d’être libres et heureux. Le grand inquisiteur se lance alors dans une longue diatribe, une démonstration de cynisme et de lucidité, pour expliquer à Jésus qu’il a tort, et que ses disciples n’ont plus besoin de lui.
Pour le cardinal, les hommes ont besoin de mensonges, d’enchantement et d’illusions pour être heureux. Ils doivent penser qu’ils sont libres, or ils sont asservis, guidés comme un troupeau et attachés par les chaînes les plus lourdes. Il faut les occuper, les ravir et leur donner l’impression qu’ils sont maîtres de leur destin. Sauf que leur destin est entre les mains d’une petite élite consciente de la réalité, froide et désenchantée, du monde. Les philosophes romains dénonçaient déjà cette tendance chez les politiques à occuper les gens par “le pain et les jeux”, pour qu’ils oublient leurs vrais problèmes et s’intéressent moins aux affaires publiques. Le superficiel se substitue alors à l’essentiel.
Aujourd’hui, “le pain et les jeux” des temps modernes, l’occupation éphémère qui fait oublier le fond des choses, a pour nom le buzz, le scandale, l’affaire du jour ou de la semaine. Comme un hamster placé dans une roue, croyant qu’il avance alors qu’il ne fait que pédaler sur place, le citoyen pense intervenir sur son monde pour le changer, mais il ne fait que commenter la marge et l’écume des événements. Jamais le vide n’a eu de telles ampleur et signification.
Au Maroc, il y a deux semaines, l’opinion publique était déchaînée contre la déclaration maladroite d’une ministre qui considère que la pension de retraite d’un parlementaire est insignifiante et ne vaut pas plus de “deux sous”. Cette déclaration est devenue un motif d’indignation et de scandale. Tout le monde y est allé de son commentaire. Mais, en même temps, des sujets encore plus graves se déroulaient dans l’indifférence et l’absence de débat public. Abdelilah Benkirane présentait alors sa réforme, justifiée et importante, de la retraite des fonctionnaires, qui concerne des centaines de milliers de Marocains ; une année agricole est menacée sans que personne ne s’en soucie ; Mustapha El Khalfi élabore des textes menaçant l’équilibre de la presse nationale ; et, last but not least, une orientation royale change la face du secteur de l’énergie au Maroc. Des décisions et des faits importants dont l’impact est décisif pour le pays, mais qui n’ont intéressé qu’une infime partie de la population. Le buzz prend le dessus sur l’information, le scandale éclipse le débat. Un simulacre de liberté s’installe, où triomphent le populisme, la manipulation des masses et le mensonge.