L’équipe de tournage patiente non loin, à l’hôtel Amphitrite. Le directeur du protocole royal, qui nous avait accueillis le matin pour préparer le tournage, me téléphone: « Sa Majesté s’excuse, l’entretien est différé. » La formulation courtoise n’atténue pas la surprise. Que s’est-il passé?
Pour tenter d’en savoir plus, j’appelle Driss Basri, ministre de l’Intérieur (et de tout le reste). Il est à la plage et m’invite à le rejoindre. J’acquiesce sans soupçonner ce qui m’attend. Ce spectacle passablement saugrenu: le ministre et le journaliste, tous les deux en maillot devisant au bord de l’eau… Une fois n’est pas coutume, Basri parle. Il me confie tout de suite que c’est le voyage impromptu de son collègue à l’Information qui a motivé le report. Et d’ajouter aussitôt: « Mais quelles sont les questions que tu vas poser à Sidna?
– Je ne sais pas exactement. Je prépare toutes les questions puis j’improvise.
Comme à son habitude, Basri répète sa question. Je répète donc ma réponse avec d’autres mots. Le jeu continue. Pour rompre la monotonie plutôt stérile de l’échange, je lance: »Tiens, voici une bonne question à laquelle je n’avais pas pensé: pourquoi ne pas libérer Abraham Serfaty? » La réponse jaillit: « Ah non, c’est trop d’honneur! » J’insiste, j’argumente: » Depuis l’édification du mur de sable, notre situation au Sahara est sous contrôle. Serfaty ne pourrait en rien nuire à la cause nationale, sa libération devrait même profiter à notre image dans le monde. »
– Non, c’est trop d’honneur!
Le lendemain matin, je tombe au Hilton sur Youssef Belabbès, notre ambassadeur à Paris dont la loyauté sans faille à l’endroit du Palais n’exclut pas une réelle liberté d’esprit. Il me réprimande amicalement: » Qu’est-ce qui te prend de vouloir poser une question sur Serfaty? » Mais comment le sait-il? Tout simplement parce qu’il a assisté au compte rendu du ministre de l’Intérieur au roi. La rencontre de la plage qui a duré plus d’une heure est rapportée dans les moindres détails. Il ne manquait que la couleur de mon maillot.
L’après-midi, je retrouve à la porte du palais le ministre: » Alors, c’est non! »
– De quoi tu parles?
– C’est non!
Heureusement , la répétition compulsive ne dure guère. Le roi est déjà là. Précédant la nombreuse équipe, je m’incline pour le saluer et il me dit simplement, comme s’il s’adressait à l’un de ses collaborateurs: » Si Barrada, présente-moi ces gens. » L’espace d’un instant, grandeur royale oblige, un passé lourdement chargé est aboli(1).
A peine installés, l’interview commence. Je suis frappé par l’attitude de Sa Majesté: écoute et rigueur, courtoisie extrême, ce qui n’empêche pas un regard toujours sur le qui-vive, tranchant ( « un regard de cimeterre », me dira Michel Jobert , expert s’il en est en hassanologie). L’interview s’étend sur près de deux heures, interrompue seulement par le changement de cassette tous les quarts d’heure. Je profitais de ces interruptions pour préparer avec mon interlocuteur la suite. Et voilà qu’à un moment, le roi me demande: « Pose-moi une question sur les détenus politiques. »
-Nominative, Majesté?
– Non, c’est trop d’honneur!
Cette expression -c’est trop d’honneur- dans la bouche de Driss Basri détonnait et faisait même désordre. Ce ne sont pas ses mots et où va-t-on si l’inaltérable Homme de Settat change, prend des initiatives? Le mystère est désormais dissipé. Tout est rentré dans l’ordre. Sur Abraham Serfaty, Basri ne faisait que répéter le jugement du roi. Il est ce qu’il a toujours été: la voix de son maître.
(1)Il me faut rappeler ici que, pendant les « années héroïques », j’ai pas mal guerroyé contre Hassan II, écopant au passage d’une condamnation à mort.